Voilà un
très beau livre sale, post-Beckett assurément, mais taillant sa propre route,
lançant ses vagues lourdes, d’un lyrisme épais, théâtral pas du tout Claudel,
plutôt Beckett encore mais sans rien d’essoufflé dans ce livre, et pas de cap
au pire.
Un élément peut sembler discutable, mais il est si appuyé que l’auteur doit
avoir de solides raisons pour le défendre : la dysorthographie, choisie ou
assumée. Elle peut être rappel biographique ou façon de s’approprier la langue,
mais elle perturbe la lecture, surtout lorsqu’elle n’apparaît pas motivée et
freine le courant qui porte le texte. Pourquoi « dan » et pas dans,
pourquoi « plui » et non pluie, « tou » alors que l’œil
instinctivement rectifie en tout ? Et que reste-t-il de cette
dysorthographie si le texte est lu à haute voix, ce qui semble bien être le
projet ? Bien sûr, à certains moments, bouger violemment l’écrit fait
sens, dans un travail du bégaiement, remarquable lorsque la langue vient comme
buter sur son but : « emballement par circonvolutions tourna tournage
cycla cyclique par emballement emballement de la pense qui creuse l’os du crâne
jusqu’à épaississement épaississement central jusqu’à as asphyxie un
emballement to toxique. » (p. 19) Dans ce beau passage, j’accroche
seulement sur « pense » au lieu de pensée, le reste fonctionne bien.
Ce point dit, on garde en mémoire que le texte a été écrit en 2006-2007, et
reste surtout la force étrange de ce petit volume. D’abord, sa cohérence
presque narrative, très simple. Une personne, dans une cabane, écrit et marche
aux alentours. Six séquences en laisses de prose qui se terminent toutes par
une forme d’extinction des feux : « silence ». A chaque fois,
une expérience profonde d’être est mise en jeu, plutôt sombre dans la première
moitié du livre, plutôt positive dans la seconde, sans que l’on puisse parler
d’un contraste radical noir/blanc.
Il est difficile de citer ce texte sans casser son mouvement, son lié, mais il
porte des situations existentielles fortes, comme celle de l’élan et du
blocage : « je toujours va et bute je toujours bute et vais mais je
toujours va toujours encore toujours toujours// une marche une forme un aller
où l’on puisse se heurter un dire un aller dire qui se heurte un aller qui sait
se heurter un aller dire qui sait dire le heurté un aller dire qui laisse se
dire qui laisse se dire les choses les choses comm elles sont dans leur
épuisement élan dan leur bute – va » (p.24). Ou bien on entre dans ce tournis
de langue et on voit ce qu’il vise, comme en spirale, ou bien on est éjecté,
centrifugé : en ce sens, c’est bien une écriture qui concède peu.
On pourait aussi souligner les traits d’humour sombre : « on sait que
le jour va se lever qu’il s’est toujours levé qu’il devrait normalement encore
se lever ce jour-là à moins que // toujours est-il qu’il s’est levé ce jour-là
après les piou-pious comme un silence peu à peu dan l’aube sur le fleuve le
fleuve qui fume » (p.28).
Ou bien, autre registre, l’importance des sensations brutes et ce qu’elles
lèvent mentalement. Ainsi pour l’évocation du port (p.38-39), si loin et si
proche de celle de Baudelaire.
Dans sa solitude, celui qui parle est ramené à la question d’exister. Et sur la
fin du livre, on a ce qu’il faut bien appeler deux « extases », même
si le mot peut sembler étrange dans la forme d’écriture choisie. Mais il s’agit
bien d’illuminations intérieures, le refus de l’emphase n’y change rien :
« ouais tu te balades et les images et les choses tu te mets en train de
penser et tu te dis tiens elles ont peut-être un sens les choses ouais
peut-être elles s’agencent une espèce de cohérence soudain une espèce de grand
tou de grand tout ou rien une espèce de grand oui là comm ça tente de
t’entendretente comm si là oui soudain
une espèce de grande cohérence tout à coup oui ça tomb comm ça de ces évidences
l’évidence rien de plus abrupte à tomber le genre de chose que l’on a toute sa
vie toute sa vie devant le pif et que soudain ouais c’est ça et que soudain
l’on voit » (p.40)
Ou bien, mais de même, lorsque la balade amène le marcheur en haut d’une
colline : « et les choses les bêtes les gens tou petits à l’échelle
pas plus impressionnants que petites bêtes pas plus importants que fourmis pas
plus essentiels qu’insectes pas plu vitaux oui de là-haut on décentre on gagne
reculon n’est plu là sur notre nombril
à tou voir à hauteur d’homme à tout imaginer à hauteur de cerveau d’homme à tou
projeter à quéquette d’homme à tou juger à valeur d’homme à tou régir à besoin
d’homme à tout échafauder à humanité d’homme oui occupant en notre tête une
place si exagérée à côté de celle si facultative dan le vivant et dan l’espace
oui de là-haut vraiment j’aime oui de là-haut comm un calme profond »
(p.47)
Voilà. Je ne sais pas si la poésie doit s’établir à demeure dans ces parages,
mais j’aime que quelqu’un y soit allé et en ait rapporté ce texte aussi
puissant que boueux, étant entendu qu’en matière de langue, boue vaut or.
Contribution d’Antoine Emaz
Fred Griot
la plui
Ed Dernier télégramme – 60 pages – 12€