Je regarde l'horloge et me demande combien de voyages je peux faire dans l'heure et demie qu'il me reste avant de ramener le taxi au garage. C'est la nuit du Nouvel An et les courses se multiplient. Le début de soirée a été relativement tranquille, mais depuis les 12 coups de minuit, c'est la folie furieuse.
Après avoir roulé un bon moment dans le nord-est de la ville, un groupe d'Ontariens me fait revenir vers le Centre-ville alors que les bars commencent à déverser leurs lots de fêtards sur les trottoirs. M'approchant de la Catherine, des dizaines de bras se lèvent à mon intention. Ça arrive ienque une fois par année et ça ne me gêne pas du tout d'en profiter.
L'homme a piqué un sprint dans ma direction et je salue son effort en m'arrêtant près de lui. Même si je pourrais prendre un moment pour vendre mes services au plus offrant, je reste fidèle à mon modus operandi, premier rendu, premier servi. Avant qu'il referme la portière, j'entends une clameur de déception provenant de ceux qui devront attendre encore. Une musique presque douce dans mes oreilles.
Mon passager n'a pas terminé de me dire sa destination, qu'un type vêtu seulement d'un complet de satin frappe à ma fenêtre. Comme le feu est rouge, je prends le temps d'écouter ce qu'il a à dire. Je vois bien à son attitude qu'il est outré que je me sois arrêté pour un noir plutôt que pour lui. Je lui dis que s'il veut négocier quoique ce soit, il devra le faire avec mon client, c'est à lui que le taxi appartient maintenant. Mon client lui demande dans quelle direction il s'en va et bon prince, il accepte de partager son taxi.
Le nouveau venu n'est pas sitôt assis qu'il me dit qu'il faut s'arrêter de l'autre côté de l'intersection pour ramasser un de ses comparses. Dans ma tête, une alarme se déclenche et comme de fait, le comparse a tout du gars qui est sur le point de déborder. Le noir vient s'installer à mes côtés pour laisser l'autre se vautrer sur la banquette arrière. Le taxi n'est pas encore reparti que le nouvel occupant se met à gueuler qu'il a froid et qu'il veut du chauffage. Une belle brute épaisse.
Le noir lui dit de rester chill que c'est le jour de l'An et que tout est cool. Je me dis qu'à sa place je tiendrais ça mort. Les deux gars en arrière sont loin d'avoir le profil type pour chiller avec des brothers. Il semble s'en rendre compte lorsque monsieur satin tente d'expliquer à l'autre ce qu'ils font dans un taxi avec un African-American. Je commence à sentir la tension, mais garde mon attention sur le boulevard en me faufilant entre les véhicules et les nombreux piétons qui ont envahi de Maisonneuve en continuant d'agiter leurs bras dans les airs.
J'arrive de peine et de misère à la rue du Fort pour aller prendre l'autoroute lorsque brute épaisse décide que c'est l'heure de sa régurgitation. Je m'empresse de ranger le taxi sur le côté en gueulant : Open the damn door! Je maugrée quelques fuck en regardant du côté de la banquette pour constater l'étendue des dommages qui semblent limités. Monsieur Satin me rassure qu'il va payer pour le dégât. Le black pour sa part s'est emparé de son portable et semble être en train de twitter l'événement. Ça prend deux trois minutes pour que le gros se vide comme un grand. Il réussit même à prendre un appel entre deux vomissements. Le noir me regarde du coin de l'oeil, je lui file un clin et nous nous sourions.
Quand le comparse revient parmi nous, je m'assure que son estomac va tenir le coup et m'engage sur la 20 en direction de l'autoroute Décarie. La neige qui tombe rend la chaussée plutôt glissante et ralentit les véhicules qui sortent en masse du Centre-Ville. Je me sens à l'aise dans ces conditions et dépasse facilement tout le monde en levant le pied de temps en temps quand je sens le taxi partir en dérapage. Pendant ce temps, le téléphone de Monsieur Satin sonne et ce dernier se met en mode panique. Il gueule à répétition : Where the fuck are you? Are you OK? ARE YOU OK?!
Il s'avère que sa soeur est dans un motel dans le nord de la ville avec son copain et qu'ils se font sérieusement menacer par un gang. Il me demande d'aller encore plus vite pour qu'on se rende rapidement sur les lieux. Pendant que je me dépêche pour déposer mon client initial, Monsieur Satin multiplie les appels et demande à ses interlocuteurs de se diriger vers le motel en question. En même temps, il garde la ligne avec sa soeur et continue de la rassurer. Je réalise complètement le sérieux de la chose quand il se met à sangloter au milieu d'une phrase.
Après avoir quitté Décarie pour déposer le noir, je me suis remis en quatrième vitesse pour reprendre l'autoroute. Pendant ce temps, brute épaisse s'est endormi et ses ronflements font duo avec ceux de mon moteur que je pousse en direction du motel sur Lajeunesse. Sur le Métropolitain, la voirie a épandu des tonnes de sel ce qui me permet d'aller encore plus rapidement. Ça me joue un sérieux tour lorsque je reprends Crémazie. Le derrière du taxi part de travers et je parviens difficilement à le remettre droit en m'acharnant sur l'accélérateur et le volant. Bonjour la montée d'adrénaline!
Il est passé 4 heures lorsque nous arrivons enfin au motel. Ne faut pas être malin pour venir s'échouer dans cet endroit. Ça tient plus du bordel que d'autre chose. Les gangs de rue y écoulent leurs drogues et y font travailler des filles qui sont loin d'être toutes majeures. Même le soir du jour de l'an. La soeur de mon client attend dans le lobby avec son copain. Ils ne se font pas prier pour rapidement venir s'installer à bord. Monsieur Satin veut attendre ses chums et rendre des comptes, mais soeurette se met à geindre qu'elle veut partir au plus vite de cet endroit. Ça fait plutôt mon affaire, car l'heure avance rapidement et il faut toujours que je ramène le taxi avant cinq heures.
Nous sortons à peine du stationnement du Motel, qu'une engueulade éclate. Monsieur Satin s'en prend vertement à sa frangine et au garçon qui l'accompagne. Pendant ce temps, je tente de savoir où c'est qu'on s'en va. Ça crie, ça se dispute, ça proteste et je serre les dents pour ne pas me mettre à crier à mon tour. J'arrive à comprendre dans le brouhaha que le couple s'en retourne dans le Centre-Ville et je reprends le chemin qu'on vient de faire à l'envers. Les explications et les accusations se poursuivent pendant que j'accélère le rythme. La soeurette qui n'a pas l'air trop futée à une voix nasillarde qui pousse ma patience dans ses derniers replis. Descendant Berri pour aller rejoindre le Métropolitain, je profite qu'il n'y a pas d'autre véhicule et donne ce qu'il faut de gaz pour que le taxi parte en dérapage que je contrôle parfaitement cette fois-ci. La manoeuvre porte fruit. Le calme revient tout à coup dans l'auto. Je savoure le moment.
Reste que le temps file et que la course est loin d'être terminée. Sur la voie rapide, Monsieur Satin se remet au téléphone pour informer ses amis que tout est entré dans l'ordre. Quelques-uns de ses amis se sont effectivement rendus au motel et je suis plutôt impressionné de sa façon de prendre les choses en mains. J'ai le sentiment que ces dernières ne sont pas tout à fait propres. Tout comme les pantalons de brute épaisse qui commence à sortir de sa torpeur éthylique. Je roule bien au-delà de la limite permise sur Décarie quand il semble vouloir remettre ça. Heureusement soeurette, sort un sac de plastique de son sac de cuir et le tend au gros qui ne se fait pas prier.
La course est interminable. Les conditions déroutes et je me bats contre l'horloge. Avant de retourner au Centre-Ville, il faut que je dépose les deux types à l'extrémité ouest de Côte-Saint-Luc. Je dois battre mon record de stop américain pour m'y rendre et pour en revenir. Quand ils sortent enfin, je me rends compte des dégâts laissés par le gros. Rien qu'un peu de neige n'arrivera pas à nettoyer, mais je vais quand même bougonner pour la forme et pour faire descendre la pression.
Il est cinq heures moins quart lorsque je retraverse Ste-Catherine sur Drummond. Il y a encore quelques individus en quête de taxis. Au coin de la Montagne, je vois des gyrophares. J'apprendrai le lendemain que des piétons se sont fait faucher par un chauffeur qui a perdu le contrôle. Triste début d'année. De mon côté, je ne suis pas trop déçu quand le petit copain me donne un beau billet de 100 $ tout craquant dans la main. Le compteur affiche 85 $ et tout compte fait, je suis juste contant que cette course soit enfin terminée.
Avant d'aller remplir le réservoir, je vais m'arrêter quelques minutes sur Duluth aux abords du parc Jeanne-Mance. Je vais prendre quelques poignées de neige et les étendre sur le sol du taxi. Je vais en prendre une autre pour nettoyer le petit filet de vomi sur le siège. Je suis agréablement surpris du peu de gâchis. Le chauffeur de jour ne verra pas la différence.
Avant de retourner derrière le volant, j'en profite pour pisser un bon coup et pour me remplir les poumons de l'air froid et humide de ce premier matin de l'année.
Je scrute le ciel en espérant apercevoir cette pleine lune qui s'est faite sentir toute la nuit.
Une nuit qui se termine sur une année qui commence.
Il est temps que je rentre, demain une autre nuit m'attend.