Paradoxalement, en tardant à en autoriser le libre accès, l’Etat pontifical assume une lourde responsabilité sur la suspicion qui entoure la personnalité de Pie XII et l’argument suivant lequel le classement de ces archives nécessiterait encore un certain délai ne saurait être recevable car il défie toute logique : plus de 60 ans se sont écoulés depuis les faits, ce qui constitue un laps de temps tout à fait suffisant pour avoir mené à bien de tels travaux. Il est frappant de constater que, lorsque le Vatican se prend à enfreindre le huitième commandement (tel que présenté sur son site Internet : « la médisance banniras et le mensonge également »), il le fait avec tant de maladresse et si peu de souci de la vraisemblance ; les mensonges infantiles diffusés dans les heures qui suivirent la mort étrange de Jean-Paul Ier et, plus récemment, la prétendue ignorance par Benoît XVI des propos négationnistes de l’évêque intégriste Williamson, en offrent d’autres exemples.
La procédure de canonisation avait été prudemment gelée par Jean-Paul II ; y avait-il une telle urgence à la reprendre ? Il y a sans doute une forme de fétichisme dans cette fabrication de saints - laquelle, pour paraphraser un mot célèbre, est la seule forme d’avancement, fut-il postume, qu’un pape puisse espérer -; pourtant, s’il faut à l’Eglise proposer quelques-uns des siens comme modèles, ceux-ci devraient à l’évidence être exempts de tout reproche. Or, tant que le travail des historiens n’est pas achevé, sur la base d’un examen contradictoire des archives, il semble difficile de laver Pie XII des soupçons qui pèsent sur lui. Le sujet étant particulièrement sensible, les passions se déchaînent, qui laissent volontiers de côté la raison. Le fait même que, lors d’une émission télévisée diffusée juste avant les fêtes, un politologue aussi pondéré qu’Alain Duhamel ait cru bon d’ironiser en conseillant à Benoît XVI, dont on sait combien il tient personnellement à la canonisation de Pie XII eu égard à ce qu’il appelle ses « vertus héroïques », de « ne pas oublier Papon la prochaine fois » prouve l’incompréhension de l’opinion publique contemporaine, même la mieux informée, devant la décision pontificale, et l’autisme du Vatican face à cette incompréhension. Il faut au moins espérer que le procès en canonisation n’interviendra qu’une fois la totalité des archives accessibles aux historiens qui pourront les examiner et conduire une réflexion scientifique sérieuse, faute de quoi cet acte sera ressenti comme une provocation, jusqu’au sein de la communauté catholique.
D’autres voix se font entendre, cette fois en faveur de Pie XII. Dans un entretien au magazine Le Point, l’avocat Serge Klarsfeld a ainsi confié : « Il n’y a aucune raison pour que Pie XII ne devienne pas saint ! » Son affirmation, qui peut surprendre mais reflète une opinion tout à fait respectable, était malheureusement suivie de propos hors sujet, comme son indignation devant la publication des lettres de Céline dans La Pléiade (pense-t-il le public si peu doué de réflexion qu’il deviendrait antisémite à leur simple lecture ?) et surtout cet autre, décidément bien singulier :
« Et puis, si l’on parle beaucoup de Pie XII, pourquoi ne regarde-t-on pas aussi le général de Gaulle ? Il est considéré comme un saint en France ! Eh bien, lors de l’été 1942, après la rafle du Vel’ d’hiv, le général de Gaulle n’a pas élevé la voix. Pourtant, par la suite, de nombreuses autres rafles ont suivi, menées uniquement par des uniformes français et organisées par l’administration préfectorale ! Le général de Gaulle n’a pas élevé la voix pour avertir par exemple : ʺFonctionnaires, si vous arrêtez les Juifs, vous serez arrêtés et traduits en justice !ʺ »
Il est certes de bon ton de considérer la moindre déclaration de Serge Klarsfeld comme parole d’Evangile, mais tant pis : l’action remarquable qu’il a menée dans la chasse aux criminels nazis ne saurait lui conférer une quelconque infaillibilité ni immunité et il ne fait aucun doute qu’ici, ce procès fait au Général est aussi indigne que non dénué d’arrière-pensées. En choisissant comme cible de Gaulle – qu’il n’est nullement question de canoniser et dont on se demande ce qu’il vient faire là ! –, en insinuant, de manière aussi perfide que grotesque qu’il serait « un saint en France », en n’évoquant aucun autre responsable politique allié (Churchill ou Roosevelt, par exemple, qui furent assez tôt informés de l’existence des camps), l’avocat montre que son argument n’est pas celui d’un historien détaché de ses passions ; il relève, au mieux, du règlement de compte politico-historique, lequel dépasse le cadre de la condamnation légitime du régime de Vichy pour s’attaquer de manière frontale à la France libre, c’est-à-dire à la France tout court.
Il est vrai que, d’un point de vue marketing, il est moins valorisant d’épingler à son tableau de chasse quelques prélats oubliés que le chef de la France libre, et que vouloir étendre la repentance à sa personne revêt une signification politique bien précise. Cette affaire de canonisation ne devient donc plus qu’un prétexte. C’est pourquoi, plutôt que de prêter attention aux propos de Serge Klarsfeld, je conseillerai plus volontiers, s’agissant du cas épineux de Pie XII, de lire le texte d’une conférence que donna René Rémond en août 2005 au monastère de Ganagobie.
Certes, j’avoue ne pas entièrement partager l’indulgence qui fut celle exprimée alors par l’historien envers ce pape controversé, pas plus que je ne le suis lorsqu’il avançait que les archives du Vatican n’apporteraient rien de bien nouveau aux chercheurs une fois leur accès autorisé ; pour autant, l’analyse à laquelle il s’était livré dans cette conférence, par sa précision et sa concision, en fait un document de premier ordre pour tout lecteur désireux de se forger une opinion sur un dossier beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
« Récemment, ont été retrouvés et publiés par deux historiens les éléments d’une encyclique dont la préparation avait été confiée par le prédécesseur de Pie XII à un jésuite, le Père Lafarge, de l’université de Fordham, près de New York. / Vers 1937, Pie XI avait demandé à ce jésuite spécialiste des questions d’anthropologie raciale d’ébaucher un texte condamnant le racisme en bonne et due forme. Mais Pie XI mourut avant d’avoir pu mener à bout le travail de rédaction. / Ce projet d’encyclique faisait partie de l’héritage de Pie XI transmis à son successeur Pie XII. Pour quelles raisons ce dernier n’a-t-il pas donné suite au projet ? […] Il y a incontestablement une part d’énigme. »
Aujourd’hui, au Vatican, campé sur des positions invérifiables, puisque toutes les archives ne sont pas accessibles, on réfute en bloc les accusations portées contre Pie XII, comme si sa canonisation devait aller de soi et qu’aucun débat contradictoire n’était permis, comme si la conviction d’un seul homme, fut-il souverain pontife en exercice, avait valeur de vérité absolue, donnant l’impression désagréable de vouloir, consciemment ou non, réécrire l’Histoire sans s’appuyer sur une démonstration scientifique. A cette arrogance, qui traduit, une fois encore, l’une de ces navrantes erreurs de communication dont Benoît XVI est coutumier, on peut préférer les propos courageux du défunt cardinal Koenig, qu’il avait tenus à la Faculté de médecine de Vienne en mars 1998 :
« En regardant l’histoire de ces années, nous ne voulons pas, nous n’avons pas le droit, et moi-même, en tant que membre de l’Église, je n’ai pas le droit de taire que j’ai conscience d’une complicité de l’Église. Oui, pour sa part, l’Église ne s’est pas opposée comme elle le devait à cette pensée nationaliste fourvoyée, à un antijudaïsme chrétien, à une pensée nationaliste teintée de religion, à une interprétation inexacte des événements de la Passion. Ce fut une plaie purulente dans le corps de l’Église, et cela a causé beaucoup de malheurs à des innocents. »
Illustrations : Pie XII - De gauche à droite : Philippe Pétain, le cardinal Suhard (archevêque de Paris), le cardinal Gerlier (primat des Gaules), Pierre Laval - Le nonce Pacelli à Berlin - Benoît XVI.