Mort dans un accident de voiture il y a tout juste 50 ans, le 4 janvier, Camus est resté longtemps oublié, ou presque. Les intellos ont suivi Sartre et sa mauvaise foi marxiste, son mépris pour Albert le non-normalien né à Alger et non dans les beaux quartiers parisiens, pas même agrégé de philo et contaminé par la tuberculose. D’autant que l’Algérie est restée une épine dans la mentalité française : une terre annexée un siècle que les politiques ont abandonnée malgré la victoire militaire, au nom du réalisme. Une bonne chose vue d’aujourd’hui, mais une belle entorse à l’époque à ces principes « universels » qui étaient sensés faire du Français l’instituteur du monde. Camus était sorti du peuple, il n’était pas membre actif du sérail, en somme. Avoir eu raison contre Sartre est resté son péché majeur. Le tempérament de Camus, sensuel et peu théorique, violent et hédoniste, préférant sa mère aux Grands Principes et l’humaine condition ici et maintenant à la Justice immanente, ne pouvaient qu’irriter les crânes d’œuf jamais sortis de Saint-Germain des Prés qui adoraient refaire le monde en théorie depuis les cafés enfumés.
D’où le malentendu de la France avec Albert Camus. Qu’un président bonapartiste, agité, touche à tout, le rallie aujourdh’hui à sa cause, idée susurrée on s’en doute par le préfet Guaino - n’augure rien de bon. Qu’Alain Finkielkraut, depuis longtemps catalogué par les aigris qui n’ont pas son talent, l’apprécie - voilà qui prépare de belles « polémiques ». Une polémique est une guerre de mots, propre aux petits intellos qui ne savent pas en faire de vraies. Tout les gendegôch tombés dans le marxisme étant petits se braquent déjà, donnant de la grosse caisse. Ces Obélix de la pensée préfèrent toujours se tromper avec le goulag qu’avoir raison avec l’humanisme libéral. La liberté est toujours un gros mot pour ceux qui savent mieux que vous ce qui convient à tout le monde. Les intellos affûtent leurs flûtes perfides pour démolir une fois de plus Camus. Pourquoi ne pas juger par soi-même en relisant l’auteur ?
La France qui pense affecte de se prosterner devant l’égal « bon sens » de tous les hommes, selon la Déclaration constitutive de son identité, cru 1789. Elle déteste qu’on oppose le bon sens populaire à ses délires intellos. Le style Camus, « trop » simple, didactique, instituteur, n’est pas au goût filandreux des normaliens élevés sous Hegel. Tout cela, l’auteur en avait la prescience : « Ce qu’ils n’aimaient pas, en lui, c’était l’Algérien ». Le terme Algérien est mis pour intellectuel déraciné, extérieur au parisianisme, méditerranéen charnel et sensé, pauvre et self-made-man. Rien chez Camus que la tradition puisse apprécier : ni la religion, ni l’institution – rien de ce qui est révéré par le Mammouth, ses éléphants et les petits sartreux.
‘Le premier homme’ est un roman autobiographique, le dernier auquel Camus travaillait avant sa mort par accident. Il offre la maturité de l’écrivain, quelques instants de pur bonheur humain. L’amour de la vie, la propension à l’amour des êtres, l’humanisme de Camus, resteront à mon humble avis plus longtemps que l’âme sèche de Sartre.
« Fragile, souffrant, tendu, volontaire, sensuel, rêveur, cynique et courageux » - ainsi se définit Albert Camus « à 29 ans ». Il est en quête du Père, de l’initiateur, lui qui porte le nom du mari d’état civil de sa mère mais les gènes de l’amant. « J’ai besoin que quelqu’un me montre la voie et me donne blâme et louange, non selon le pouvoir, mais selon l’autorité ». Quel intello précaire serait capable, aujourd’hui, de coucher (sur un coin de table) la différence entre pouvoir et autorité ? Pourtant, Albert a besoin de respecter, d’admirer, de prendre modèle, lui qui est seul. Il est bâtard, exilé de son vrai géniteur, exilé de son milieu, exilé de sa patrie. N’est-ce pas tout cela qui chiffonne l’intellocratie parisianiste ?
Dans le chapitre « 6bis » sourd à chaque phrase l’émotion du père, celui qu’il s’est choisi. Louis Germain, instituteur IIIe République, a été pour le petit Albert le modèle paternel. « Craint et adoré en même temps », il est le père qui éduque et élève, « il en attrape presque toute la place », « fait partie de la nécessité ». Tout enfant a besoin d’une figure protectrice et exemplaire qui l’aide à grandir, à s’élever. « On l’aime le plus souvent parce qu’on dépend absolument de lui ». C’est grâce à Louis Germain qu’Albert Camus a pu entrer au lycée. Sa grand-mère, dure à la tâche, voulait le voir travailler dès sa sortie du primaire. Pourquoi ne pas mettre les cendres de Louis Germain au Panthéon, plutôt que celles d’Albert Camus ? Cette question du bon sens politique est celle d’Alain Finkielkraut. Jean Daniel ne serait pas contre.
Etrange époque que celle du lycée, contée dans le livre. Camus y décrit un monde à part, radicalement séparé de son monde familial où ni journaux, ni radio, ni livres n’avaient jamais pénétrés. On ne possède au foyer « que des objets d’utilité immédiate », on ne reçoit « que la famille ». Albert rattrape son retard social avec ses copains, le foot, la nage, la lutte contre le vent qui l’exalte, et la lecture où il s’évade.
Camus est de tempérament convivial, sociable, affectif. Il a « l’amour des corps depuis sa plus tendre enfance, de leur beauté qui le fait rire de bonheur sur les plages, de leur tiédeur qui l’attirait sans trêve, sans idée précise, animalement, non pour les posséder, ce qu’il ne savait pas faire, mais simplement entrer dans leur rayonnement, s’appuyer de l’épaule contre l’épaule du camarade, avec un grand sentiment d’abandon et de confiance, et de faillir presque lorsque la main d’une femme dans l’encombrement des tramways, touchait un peu longuement la sienne… » p.259.
Peut-on mieux dire l’attrait de la chaleur humaine ? Celle des semblables, les camarades, comme celle des femmes avec lesquelles on joue d’autres jeux ? L’attrait des corps gracieux, de la lumière qui en irradie, des peaux qui se frôlent ou se touchent, tout cela rayonne et Albert y est sensible. Est-ce une propriété de la Méditerranée à laquelle aucun parisien élevé entre les façades puritaines des logis haussmaniens et les murs gris d’anciennes casernes reconverties en lycées n’est sensible ? Il faut aimer la vie en son énergie même pour aimer autant les êtres. Camus est grec et nietzschéen, bien loin du catholicisme laïc et hiérarchiquement figé de Hegel, bien loin des ratiocinations alcoolisées et enfumées de Sartre. Camus a « cette ardeur affamée, cette folie de vivre », « la vie bondissante, renouvelée ».
C’est pour cela qu’on l’aime. Contre la mode, contre la prétention.
Albert Camus, Le premier homme (1961), publié en 1994, Gallimard Folio, 5.79€
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 27 janvier à 10:25
Roman court (184 pages chez folio), ça rassure les paresseux. Livre préféré des Français. Pas besoin de noircir des milliers de pages comme Proust ! Mauvais coup porté aux fachos, il s’intitule L’Etranger ! Avec l’identité nationale, ils s’empétrouillent aujourd’hui dans des stratégies idéologiques dissimuliformes et surnoisoïdes qui polluent le débat. Qu’ils reviennent donc à la formule de Camus dans ses Carnets : « Oui, j’ai une Patrie, c’est la langue française »
L’Etranger, c’est l’histoire de Meursault, un loser qui se fout de tout… en apparence. Pas de pleurs à la mort de sa mère. Indifférence encore lorsqu’il tue un arabe sur la plage. On le condamne à mort, il s’en fout encore. Youpi ! Ceux qui en ont marre de tout et qui ne savent plus quand leur grand-père est mort, vont s’y retrouver et respirer à plein nez l’inutilité de tout. Rien ne rime à rien. « Et si c’était ça le bonheur inévitable ? » En tout cas, c’est plein de défis, de négation de l’affect, d’insensibilité apparente, de sensualité et d’absurde.
Défi aux narratologues. Meursault parle à la première personne, tout en percevant objectivement ce qu’il fait. Dès la première phrase du roman, il dit : « Aujourd’hui, maman est morte. ». Il est présent, tout en se plaçant en dehors des affects inhérents au deuil.
Plein le dos des affects : « le concierge est entré derrière mon dos (page 14), « il est resté debout derrière moi. Cette présence dans mon dos me gênait » » (toujours le concierge) Tout ce monde qui de presse à la mort de sa mère. Absurde. Il préfère tourner le dos. Mais ça n’interdit pas les images fortes. Description des larmes et de la sueur sur le visage de Pérez, à l’aide de cette figure de style dénommée zeugme (plans sémantiques différents) : « Elles s’étalaient, se rejoignaient et formaient un vernis d’eau sur ce visage détruit. »
Meurtre de l’Arabe. Transgression tragique perpétrée dans un mouvement involontaire d’aveuglement littéral. S’il a tué, « c’était à cause du soleil » (page156) Une machine judiciaire féroce institue arbitrairement ce crime, dans la continuité de sa prétendue insensibilité à la mort de sa mère.
Algérie sensuelle, tracée d’une écriture blanche (Barthes), dardée d’un « glaive » du soleil : « j’ai secoué le soleil et la sueur ». Plans sémantiques différents. Encore un zeugme racinien donnant au meurtre de l’Arabe sa tonalité tragique. Le soleil est omniprésent, traduit par des incidentes contribuant à une certaine moiteur de la phrase. Il fait si chaud.
Absence d’hypocrisie du regret, chez un Meursault restant dans la continuité de son vécu. La prison est la suite de ses dimanches désoeuvrés. Rejet de l’idée du péché et du salut… Chacun n’est-il pas condamné à une vie absurde ?
Bouc émissaire d’une société trouvant son identité dans l’exclusion et le refus de la différence, Meursault est bel et bien une figure christique, martyre d’une France cherchant son identité au détriment de l’étranger. Toujours d’actualité !
Paradoxes de l’histoire dans la société coloniale de l’Algérie française. Ne pas croire que le meurtre est relégué au second plan, because, c’est un arabe. Si c’était ça, on l’aurait pas envoyé se faire raccourcir par la veuve. Un petit blanc, à l’époque n’était pas condamné pour ça. Non, Meursault est condamné pour le matricide inconscient de sa mère. Le procès tape sans discontinuer sur son insensibilité à la mort de sa mère.
Tuer un Arabe. Mise en scène de Camus pour grossir à la loupe, la culpabilité des Français, sur une terre qui ne sera jamais la leur ?
Recherche de l’alter-ego, comme chez Hermann Hesse. Meursault regarde ce journaliste qui suit son procès, comme un autre lui-même. A l’annonce du verdict, il tourne ses mirettes vers une seule personne et insiste sur « cette singulière sensation que j’ai eue lorsque j’ai constaté que le jeune journaliste avait détourné ses yeux. Ce journaliste, c’est un peu le petit autre qu’il porte en lui-même et avec lequel il nourrit son pépiement intime.
Pépiement intérieur avec en fin de livre, l’évocation de sa maman, en des termes si sensibles, qu’ils condamnent en eux-mêmes, la machine judiciaire.
Rien de brillant chez Camus. En plus il prête à un type simple des pensées complexes. L’art de la fiction à la première personne est difficile. Comment exprimer des sentiments que l’on n’éprouve pas ? On a peut être trop commenté ce livre à l’école. Mais, comme on dit : « c’est souvent imité, jamais égalé », alors il faut relire L’Etranger. A la fin du livre, peut-être penserez-vous comme Camus que le secret du bonheur consiste à s’adapter aux catastrophes