La gourde d'un Sociétaire faïencier-potier

Par Jean-Michel Mathonière

Cette gourde orbiculaire est exposée au musée du Compagnonnage de Tours. Elle a été déposée par Mme Descroix en 2008. Il s'agit d'une pièce très curieuse, qui appelle bien des commentaires.

© Photographie Laurent Bastard, D.R.

Commençons par la décrire. D'un diamètre d'environ 16 cm,cette gourde vernissée est munie de passants dont plusieurs ont été brisés avec le temps, ainsi que d'autres éléments. Le décor est ordonné avec symétrie. On distingue d'abord des outils, dont un compas largement ouvert vers le bas, dont l'une des branches porte une vis (il s'agit vraisemblablement d'un compas de dessin à branche amovible). Une équerre à branches mobiles, largement ouverte elle aussi, mais vers le haut, se trouve opposée au compas.

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Entre les deux est placé un vase ou pot, fermé d'un couvercle. A sa gauche, un pinceau à décorer les céramiques, ainsi qu'un instrument carré percé d'un trou en son centre. Il s'agit d'un tournassin ou estèque. Cet outil de potier sert à donner la forme définitive aux objets confectionnés par le potier. Il s'en sert lorsque la pâte est devenue plus ferme, en le tenant par un côté ou en passant un doigt dans l'orifice, pour enlever l'excès de pâte (la tournassure), grâce aux bords coupants de l'outil. A droite se trouve un outil dont une partie de l'extrémité a été brisée. Il s'agit peut-être d'un autre tournassin, emmanché. Sous l'équerre, un petit cœur a été placé entre deux pampres. Sur les bords, on distingue les initiales F et C., qui sont celles de l'auteur de la gourde.Tous les outils décrits servent au potier, y compris le compas et l'équerre, mais la position de ces deux derniers rappelle évidemment celle des blasons compagnonniques.

Existait-il un compagnonnage de potiers ou de faïenciers ? Ce n'est que vers 1893, peu après la fondation de l'Union Compagnonnique, qu'ils furent intégrés par les plâtriers comme parties similaires. Cependant, vers 1848 s'était créée à Saint-Pierre-des-Corps une "société des faïenciers-potiers". Si ses membres ne revendiquaient pas le titre de compagnon, il est très net qu'ils avaient beaucoup emprunté au Devoir ainsi qu'à la franc-maçonnerie. Il subsiste deux grands vases, chefs-d'oeuvre ¨de leur société à l'instar des grandes baldaquins de charpente ou des travaux de couverture des cayennes du XIXe siècle.

© Photographie Laurent Bastard, D.R.

On y retrouve beaucoup dvase-societaires-faienciers-potiers.jpge symboles : des génies ailés qui forment une chaîne d'alliance, l'étoile à cinq branches et la lettre G au centre, le compas et l'équerre croisés, des statuettes de sociétaires portant une couleur en écharpe. Ces derniers sont appuyés contre les "Livres du Progrès" et brisent leurs chaînes, en foulant au pied des renards. Un titre (Société d'Humanité) et une devise (L'Union fait la Force), ainsi que des initiales non décryptées (M.G.S.U. sur un vase, F.P.S. U. M. sur un autre) évoquent celles des sociétés compagnonniques. Ils fêtaient saint Antoine, patron des potiers.

© Photographie Laurent Bastard, D.R.

Leur fondateur, Charles Maurice, ouvrier puis patron d'une fabrique de Saint-Pierre-des-Corps avait institué son épouse "Mère des Sociétaires faïenciers" dès 1848. L'allégorie de l'alliance, la rupture des chaînes, les renards terrassés (mauvais ouvriers indépendants), les "Livres du Progrès" reflètent bien l'esprit "I848" de ces ouvriers. Remarquons enfin qu'au moins deux de ses fondateurs, les nommés Charles MAURICE et Paul MOREAU étaient membres de la loge maçonnique tourangelle "Les Enfants de la Loire" puis "Les Démophiles" (Ch. Maurice en était même l'un des fondateurs).

L'histoire de cette société para-compagnonnique est mal connue. On ne sait si elle avait institué un cérémonial de réception. On ignore ses effectifs et sa durée d'activité. On peut penser qu'elle a décliné dans les années 1880. Il est néanmoins assuré qu'elle a recruté non seulement à Tours et Saint-Pierre-des-Corps, cité limitrophe, mais aussi à Langeais, à une vingtaine de km de là, où fonctionnaient d'importantes briqueteries et faïenceries.

Pour en revenir à la gourde, il me semble que son décor la rapproche des grands vases des sociétaires faïenciers-potiers. On en retrouve plusieurs éléments (le compas et l'équerre, les outils, les grappes de raisin (comme sur le vase de Moreau).

© Photographie Laurent Bastard, D.R.

Son auteur était un nommé François CHAMPION. Il était le fils d'un briquetier-tuilier du Boulay, près de Château-Renault (Indre-et-Loire), qui exploitait des fours à "La Grange" et à "Vaubrahan". En 1867, il lui succède et modifie les installations existantes, détruisant des fours, en reconstruisant d'autres, édifiant des hangars et introduisant une machine à vapeur en 1880, avec malaxeur, mouleuse, presses à bras. L'essor industriel de la seconde moitié du XIXe siècle a en effet dynamisé la production de briques, caractéristiques de l'architecture des usines de cette époque. L'affaire lui survivra quelques années après sa mort, vers 1909. Les installations furent détruites en 1943.
François CHAMPION était probablement un sociétaire faïencier-potier. L'association devait aussi intégrer les travailleurs de la terre cuite, tels que les tuiliers et briquetiers, d'autant plus que F. Champion ne se contentait pas de fabriquer des matériaux de construction. Il a aussi confectionné de beaux épis de faitage en terre vernissée. Son entreprise, qui comptait pourtant moins de dix ouvriers, a présenté sa production à Paris, lors de l'Exposition universelle de 1878 (groupe VI, classe 66) et a obtenu une médaille de bronze, selon un diplôme conservé par la propriétaire de la gourde.

Des questions pour finir : quelqu'un possède-t-il d'autres documents ou objets sur ces Sociétaires faïenciers-potiers tourangeaux ? Sait-on s'il s'est constitué des sociétés analogues en d'autres régions de France réputées pour leurs terres cuites ? Enfin, quelqu'un possède-t-il le rapport de l'Exposition universelle de 1878, afin d'en savoir plus sur les produits exposés par François Champion ?

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)