Publié aux Etats-Unis en 1994, l'essai fondateur d'Homi K. Bhabha paraît en français
A la fin des années 1980, révolté par les tensions religieuses, un poète indien voulut rendre justice aux plus démunis. Issu de la communauté dalit, Prakash Jadhav faisait entendre les paroles des sans-abri qui survivent à même les trottoirs de Bombay. Dans Under Dadar Bridge, il écrivait ceci : " Hey, m'man, dis-moi ma religion. Qui suis-je ?/Que suis-je ?/Tu n'es ni hindou ni musulman ! Tu es une étincelle abandonnée/des feux lascifs du monde/La religion ? Voilà où je me mets la religion !/Les putes n'ont qu'une religion, mon fils/Si tu veux un trou à baiser, garde/Ta queue dans ta poche ! "
Quelques années plus tard, Homi Bhabha, professeur de littérature à l'université Harvard, lui-même né à Bombay en 1949, choisissait de commenter ces vers en ouverture d'un essai promis à un retentissement international : " Soudain, un pont de Bombay devient un lieu d'où un poème marathi est traduit en anglais par un poète qui parle à la fois la langue ornée d'un dialecte dévotionnel (une étincelle abandonnée des feux lascifs du monde) et l'argot local rappelant les poètes des Black Panthers qui ont une influence sur la poésie dalit. (...) Le langage du poème saisit quelque chose de l'étincelle du cosmopolitisme vernaculaire que j'ai cherché à explorer ", notait-il dans The Location of Culture, paru en 1994.
Lu, cité, discuté aux quatre coins de la planète, cet essai magistral, qui fait de l'hybridation textuelle et théorique l'horizon de toute réflexion émancipatrice, constitue aujourd'hui une référence au sein des études dites " postcoloniales ". Né il y a un quart de siècle dans le monde anglo-saxon, où sa fécondité n'est plus à démontrer, ce champ de recherches n'est apparu en France qu'assez récemment. Surtout, il s'est constitué chez nous de façon souvent brouillonne, sous la houlette d'universitaires médiatiques et d'éditeurs pressés. A cette fiévreuse précipitation, la traduction des principaux classiques du genre, même tardive, représente une manière de remède. Et si l'antidote semble venir d'Amérique, il est d'abord concocté par la diaspora indienne : en attendant la parution du maître-livre de Gayatri Spivak, intellectuelle originaire de Calcutta et autre figure-phare des postcolonial studies, annoncée par les éditions Amsterdam, Payot met aujourd'hui à la disposition du public français l'essai d'Homi Bhabha, sous le titre Les Lieux de la culture.
VOCATION PLURIDISCIPLINAIRE
Par un cruel effet de discordance, près de quinze ans après sa première publication outre-Atlantique, ce texte fondateur vient souligner tout ce qui sépare les études postcoloniales " à la française " des postcolonial studies anglo-saxonnes. Schématiquement, marquons trois de ces divergences. La première concerne les sources : tandis que les Français ancrent quasi exclusivement ces travaux dans le domaine historique, les Anglo-Saxons leur ont d'emblée donné une vocation pluridisciplinaire ; ainsi Homi Bhabha mêle-t-il sans cesse littérature, philosophie et sciences sociales. La seconde en découle, et elle constitue un paradoxe désormais bien connu : les Anglo-Saxons puisent volontiers dans ce qu'ils ont baptisé la " French Theory ", elle-même largement délaissée par les auteurs français ; page après page, Bhabha dialogue avec le poststructuralisme, convoque Derrida, mobilise Lacan, discute Foucault.
Le troisième clivage est à la fois de méthode et de politique. Alors que les Français traquent l'esprit colonial tel qu'il se serait perpétué, quasi intact, dans les discriminations qui minent notre société, leurs collègues anglo-saxons usent d'une démarche à la fois plus radicale et plus raffinée. Là encore, Homi Bhabha donne l'exemple : chez lui, " post " ne veut pas dire " après ", mais " au-delà ". Tout son effort consiste à penser non pas les suites de la colonisation, mais l'avènement possible d'un " au-delà " libérateur, où logiques binaires et discours guerriers se trouveraient enfin récusés, " dans l'entre-deux du colonisateur et du colonisé ". C'est ce même " entre-deux " qu'il va chercher dans les romans de Salman Rushdie, dans les " fictions de l'inconfortable " signées Nadine Gordimer et Toni Morrison, ou encore chez Joseph Conrad, où il repère " une poétique de traduction qui assaille la frontière entre colonie et métropole ". Et c'est également de ce point de vue qu'il revisite la révolte indienne de 1857, en faisant de la circulation mystérieuse des chapatis (pains plats non levés) le symbole d'une panique généralisée, étreignant oppresseurs et opprimés.
Mais si sa réflexion se situe à " l'interstice ", au moment du " transit ", et si son concept majeur est celui d'" hybridation ", Bhabha n'est pas du genre à entonner la rengaine facile de la " diversité culturelle ". Ce qu'il élabore, c'est bien plutôt une théorie de la " différence culturelle ", qui permettrait aux minorités de se réapproprier une identité comme une narration propres, quitte à emprunter leurs instruments à l'espace occidental. Histoire, surtout, de les retourner contre lui : " La démographie du nouvel internationalisme est l'histoire de la migration postcoloniale, les récits de la diaspora culturelle et politique, des vastes déplacements sociaux de communautés paysannes et aborigènes, la poésie de l'exil, la sombre prose des réfugiés politiques et économiques. C'est en ce sens que la frontière devient l'endroit à partir duquel quelque chose commence à être... "
Jean Birnbaum