Surprise: on rit peu devant Angel. De quoi dérouter tout bon adepte de Lubitsch (dont la vie ressemble à un supplice chinois, pour peu qu'il essaie de décider si la meilleur comédie de tous les temps est Haute-Pègre ou To be or not to be.) Il est pourtant bien là, Lubitsch: ses hors-cadres, ses dialogues subtils, ses décors à étages et à pièces communicantes.
On se rend compte, plus que jamais, que Lubitsch joue avec le cadre, avec le contour de chaque plan. Façon de signifier une cloture, un petit univers, en même temps que les criantes limites de cet univers, et implicitement tout ce qui se passe en-dehors de cette cloture. Dans chaque Lubitsch il y a une infinité de petits films, qui sont autant de pièce fermées, mais qui finissent par communiquer entre elles, que ce soit sur le mode de l'explosion, du malentendu, ou de la porte qui claque. C'est de là que viennent la plupart des situations comiques, chez Lubitsch, et particulièrement du fait que ce fonctionnement permet une infinité de nuances dans le sous-entendu, puisque sont présents dans chaque plan tous les autres plans possibles, toutes les autres pièces occultées.
C'est effectivement ce qui se passe dans Angel, mais sur un mode qui est moins celui de la comédie que celui du mélodrame critique. Tout se passe comme si ces incompatibles niveaux de signification allaient vers une collision dramatique. En l'occurrence, c'est - comme dans Sérénade à trois ou Illusions perdues - l'histoire d'un trio amoureux qui crée deux langages d'amour distincts, deux mondes différents, qui finissent pourtant par s'entacher l'un l'autre, jusque dans cette scène finale où la sublime Marlene Dietrich doit choisir entre le mari et l'amant, séparés par une porte. Il y a beau avoir, à un autre étage, le jeu des domestiques (dont on ne se lasse pas, de Haute-Pègre à Cluny Brown), la mécanique d'Angel n'est résolument pas faite d'effets comiques. Au contraire, le monde de Lubitsch gagne avec ce film une gravité qui ramène à l'essentiel le fonctionnement de son cinéma, en-deça justement des effets comiques.
On savait Lubitsch capable de nous faire rire avec ce qu'il y a de plus grave (To be or not to be...), le voici auteur d'un film sérieux sur un motif presque frivole. Peut-être qu'il faudra garder Angel en mémoire quand nous retournerons vers l'ampleur comique des plus grands Lubitsch: nous nous souviendrons ainsi qu'il y a un peu de gravité dans les plus exquis de ses non-dits.