Les médias locaux la présentent ouvertement comme un « cirque ». Toujours marquée par l’emprise de Gaston Flosse, la vie politique en Polynésie est la honte de tout un peuple et la cause d’une bonne partie de ses soucis.
Elle a 75 ans et se fait appeler Mamie Vaima. Profession : chauffeur de taxi. Je l’ai rencontrée dans son véhicule alors qu’elle me conduisait à l’aéroport de Faa’a, le jour de mon départ de Tahiti. Au fil de la discussion, j’ai fini par lui parler de mon stage aux Nouvelles de Tahiti, ce qui l’a fait réagir : la semaine précédente, m’a-t-elle confiée, elle avait pris à son bord deux journalistes de RFO et ceux-ci s’étaient mis à exprimer de vives critiques à l’encontre de l’ancien président de la Polynésie française, Gaston Flosse. « Vous, les journalistes, êtes les plus grands menteurs au monde », s’était-elle alors exclamée. « Vous racontez des mensonges, simplement pour vendre votre marchandise ! ». Elle s’était arrêtée au bord de la route, demandant aux journalistes de sortir de son taxi ; ils avaient alors promis de se taire, et elle avait accepté de finir la course. Elle est comme ça, Mamie Vaima : on ne touche pas à « son » président. Et elle n’est pas la seule…
En Polynésie, on n’écorche pas impunément Gaston Flosse. Bien qu’empêtré dans de nombreuses affaires judiciaires et abonné à la Une des journaux, « Papa Flosse » reste vénéré par une partie de la population. Pour ceux-là, il est toujours le « metua » (le guide), le « père » de la Polynésie, celui qui l’a développée, qui l’a représentée en métropole en tant que député, sénateur, député européen, et même secrétaire d’Etat chargé du Pacifique Sud, dans le gouvernement Chirac entre 1986 et 1988. Charmeur redoutable, celui que l’on surnomme « le Vieux Lion » est aussi le père de la classe politique autonomiste polynésienne. Quasiment tous les ténors actuels ont été formés par Gaston Flosse au sein de son parti, le Tahoera’a. Même lorsqu’ils ont depuis quitté le giron, ils le lui rendent bien, osant rarement porter un jugement négatif sur sa personne.
Gaston Flosse, vu par Lolo
Gaston Flosse, 78 ans, est indissociable de la fonction de Président de la Polynésie française, qu’il a été le premier à occuper en 1984 et le seul jusqu’en 2004. Son règne a été largement marqué par son amitié avec Jacques Chirac, avec qui il a participé à la naissance du RPR, ancêtre de l’UMP. C’est en partie grâce à cette amitié que la Polynésie a obtenu de l’Etat le versement annuel de 18 milliards de francs Pacifique après la fermeture en 1996 du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique (CEP), pour compenser le manque à gagner et reconvertir l’économie polynésienne. Entre « ce cher Gaston » et « l’ami Jacques », c’est même devenu une histoire de famille, puisque l’ancien président de la République est le parrain de l’un des neuf enfants de l’ancien président de la Polynésie. Toujours reçu comme un prince par Gaston Flosse, Jacques Chirac protégeait la Polynésie, en échange d’une certaine tranquillité sur la question nucléaire et, peut-être, de quelques enveloppes destinées à alimenter des comptes japonais…
Les deux amis ont fini par quitter la Présidence et être rattrapés par la justice. Pour Gaston Flosse, les ennuis se sont multipliés ces dernières semaines. Déjà condamné à un an d’inéligibilité, un an de prison avec sursis et une amende de 2 millions de francs Pacifique dans « l’affaire des sushis » (il avait utilisé 2,3 millions de francs Pacifique de fonds publics pour un banquet électoral), le Vieux Lion vient de recevoir une amende de 11,5 millions de francs Pacifique pour avoir rémunéré sur le budget de la Présidence des personnalités politiques, syndicales ou encore médiatiques défandant les intérêts de son parti – et surtout pas l’intérêt général. Mais le plus lourd est sans doute à venir : Gaston Flosse est actuellement mis en examen pour corruption passive, recel d’abus de biens sociaux et complicité de destruction de preuves dans l’affaire des annuaires de l’OPT (Office des postes et télécommunications de Polynésie française). Le procureur José Thorel accuse le sénateur d’avoir été l’un des éléments clés d’un « pacte de corruption » grâce auquel Flosse et son parti auraient bénéficié d’importantes enveloppes venant d’anciens responsables de l’OPT et du groupe publicitaire 2H (d’après les initiales de son président Hubert Haddad), en échange de l’attribution de marchés publics. Récemment déchu de son immunité parlementaire par le Sénat, Gaston Flosse vient d’effectuer deux séjours en détention provisoire et d’être confronté aux principaux acteurs présumés du dossier. Par ailleurs, il pourrait être impliqué dans la disparition en décembre 1997 de l’ancien rédacteur en chef des Nouvelles de Tahiti Jean-Pascal Couraud (alias JPK), qui travaillait alors pour l’un de ses opposants et aurait détenu des documents compromettants sur l’existence d’un compte japonais de Jacques Chirac.
C'était l'bon temps pour Jacques et Gaston
Quant à la vie politique polynésienne en général, elle a connu en 2004 un tournant radical : le taui, le changement. Gaston Flosse et son Tahoera’a ont été renversés aux élections territoriales par un nouveau parti rassemblant la quasi-totalité des opposants au président orange : l’Union pour la démocratie (UPLD), emmenée par Oscar Temaru. Plus qu’une victoire des indépendantistes anti-France face aux autonomistes pro-France, c’était la victoire des anti-Flosse et la fin de l’hégémonie du Tahoera’a. Un grand espoir de renouveau est alors apparu, en même temps que des t-shirts floqués Taui, portés comme l’on porte aujourd’hui des t-shirts Hope à la gloire d’Obama. Ce n’est pas pour autant que la démocratie l’a emporté en Polynésie, malgré l’alternance. Depuis 2004, le Pays a connu neuf gouvernements différents (hors remaniements), dont six issus de motions de défiance ! Les gouvernements se forment et se déforment, les majorités se font et se défont, les groupes à l’assemblée naissent et disparaissent, dans un joyeux désordre digne de la IVe République d’après-guerre en métropole.
Ce fameux « cirque » se tient à l’assemblée de la Polynésie française, place Tarahoi à Papeete, à deux pas de la Présidence, du Haut-Commissariat et… du Palais de Justice. Parmi les 57 représentants élus à l’assemblée, un quart d’entre eux connaît ou a connu des ennuis judiciaires. Selon un observateur de la vie politique polynésienne cité par Le Nouvel Observateur, “ici, les élus ne sont pas à vendre… ils sont à louer !” Ils n’ont pourtant pas l’air d’affreux mafieux dans leurs fauteuils à Tarahoi. Ils s’invectivent, rigolent, débattent, en français comme en tahitien. De façon un peu provocante, on pourrait les présenter comme des grands enfants participant à un jeu dont les règles seraient fixées par le règlement intérieur de l’assemblée et le statut d’autonomie de la Polynésie française. Ils auraient différentes stratégies, dont le retournement de veste serait l’une des plus populaires, avec des buts précis en tête : former une nouvelle majorité, renverser le gouvernement en place, ou encore obtenir un ministère « arrosoir », du genre l’Equipement, qui permet d’arroser les municipalités avec des fonds du Pays et des chantiers pour ensuite en récolter les fruits électoraux et s’assurer un nouveau mandat à l’assemblée. Et lorsqu’il y a dispute, c’est souvent qu’une faille ou une ambiguïté a été trouvée dans les règles du jeu, ce qui donne le coup d’envoi à une vraie bataille de juristes et à d’éventuels recours devant le tribunal administratif ou même le Conseil d’Etat à Paris…
Motion de défiance : nf., jeu politique polynésien
Le problème de tout ce petit jeu, c’est qu’il ne fait pas avancer le Pays. Pendant que les clowns s’agitent, la population rit jaune. La Polynésie traverse actuellement une profonde crise économique, aussi bien conjoncturelle que structurelle : le nuage de la crise des subprimes ne s’est certes pas arrêté à la Polynésie, mais ce n’est là qu’une difficulté de plus pour un territoire en proie à ses démons intérieurs, qu’il s’agisse d’un système de santé extrêmement coûteux, d’un tourisme en pleine dégringolade ou surtout d’une économie toute entière reposant sur du sable (la Polynésie fonctionne essentiellement grâce à l’aide financière de l’Etat, à tel point que selon The Economist elle reçoit l’aide par habitant la plus élevée au monde). Fin novembre, au lendemain du renversement d’Oscar Temaru par une nouvelle motion de défiance, l’agence américaine de notation Standard and Poor’s a placé la Polynésie en “surveillance avec implication négative” et publié un communiqué soulignant l’impact économique catastrophique de l’instabilité politique en Polynésie. Les entreprises s’en plaignent dès qu’elles en ont l’occasion, et la population n’hésite pas à faire part de son ras-le-bol sur les ondes ou dans les journaux, voire dans de rares manifestations ; comme on dit à Tahiti, les gens sont “fiu”…
L’avenir de la Polynésie française est incertain. Dans les rangs politiques, malgré quelques cas isolés encourageants, aucune nouvelle vague n’est à l’horizon et le “moule” forgé sous Flosse semble capable de tenir encore pendant de nombreuses années. Gaston Flosse lui-même fait durer le plaisir, profitant de sa remise en liberté juste avant Noël pour foncer voter à l’assemblée… Une réforme du mode de scrutin paraît inéluctable, mais nombreux sont ceux qui estiment que cela ne suffira pas à redresser la Polynésie. Il faut dire que les chantiers qui l’attendent sont de taille, particulièrement pour préparer le jour où les nucléo-francs Pacifique finiront de pleuvoir sur le Pays. Il sera alors plus difficle pour la classe politique polynésienne de détourner un argent qui n’existera plus.
L'instabilité vue par Lolo
* Pour information : 100 francs Pacifique (FCFP) =0,84 euros.
Plusieurs sites Internet pour suivre l’actualité de la Polynésie française : Les Nouvelles de Tahiti, La Dépêche de Tahiti, l’Agence tahitienne de presse, le site d’une proche de Flosse Tahiti Today, le site parodique Tahiti Herald Tribune (d’où sont extraites la plupart des illustrations de cet article), Radio France Outre-mer, NRJ, Radio 1, le blog de Gaston Flosse, le site du Tahoeraa…
Une enquête détaillée d’Olivier Tocser, récemment parue dans Le Nouvel Obs : “Pourquoi Papa Flosse est tombé”
Et mes dernières photos de Tahiti : de la politique, mais pas que…