A Paris, dans les années soixante, les habitués du Condé, un café proche de l’Odéon, dans le quartier latin, se retrouvent régulièrement pour boire, parler, se taire, combler leur solitude. Ce sont pour la plupart de vagues étudiants, des excentriques, des solitaires, des rêveurs. Parmi eux s’est glissée une jeune femme qu’ils ont aussitôt prénommée Louki, sans se préoccuper de son identité véritable ni des raisons qui l’amènent là. C’est elle l’héroïne de ce récit à quatre voix. Elle qui a fini par se défenestrer, ce que l’on devine assez vite car sa principale caractéristique tient à sa manie de disparaître, comme ça, du jour au lendemain, sans avertir et sans jamais revenir, pour s’installer ailleurs, silencieusement, comme pour mieux s’effacer.
Dans le premier chapitre, c’est un étudiant de l’Ecole des Mines toute proche qui nous la présente au milieu des autres habitués. On apprend qu’elle s’appelle Jacqueline Delanque, élevée à Pigalle par sa mère, ouvreuse au Moulin-Rouge, qu’elle a laissé un mot à Roland, un jeune écrivain, à peine rencontré, auquel elle a fixé rendez-vous, à cinq heures, dans ce café où il n’est pas venu.
Dans le second chapitre, on découvre qu’elle a disparu du domicile conjugal et c’est alors Caisley, le détective choisi par le mari, qui raconte des détails sur son enfance à Pigalle,
C’est Louki elle-même, devenue la narratrice du troisième chapitre, qui évoque les hommes qui l’ont aimée, son mari puis Roland l’écrivain et quelques autres mais elle est arrivée à ne plus se sentir que « Jacqueline du Néant ».
Enfin, dans le dernier chapitre, la clé de l’énigme semblerait devoir appartenir au dernier amoureux, Roland, spécialiste du mythe de l’éternel retour. Ils aiment déambuler ensemble dans Paris et semblent heureux mais elle lui échappe comme aux autres et, cette fois, c’est définitif !
Parce que je n’avais pas aimé « Rue des boutiques obscures », Goncourt 1978, je croyais ne pas aimer Modiano mais c’était juger trop vite ! En réalité, je ne me suis pas ennuyée en lisant ce récit, bien au
contraire ! Je suis tombée sous le charme de la narration à plusieurs voix, de l’écriture souple, poétique et minutieuse et de la personnalité si fragile et évanescente de Louki, qui séduit sans jamais pouvoir s’attacher elle-même, éternelle solitaire et éternelle vagabonde. Elle m’a parfois fait penser à la Nadja de Breton, mystérieuse et inaccessible comme elle !
Le titre est expliqué par cette phrase de Guy Debord, placée en exergue: « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. »
La première phrase est celle-ci : « Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre »
Je retiendrai aussi une des remarques finales de Romain, l’écrivain et le dernier amoureux : « Encore aujourd’hui, il m’arrive d’entendre, le soir, une voix qui m’appelle par mon prénom, dans la rue. Une voix rauque. Elle traîne un peu sur les syllabes et je la reconnais tout de suite : la voix de Louki. Je me retourne, mais il n’y a personne. Pas seulement le soir, mais au creux de ces après-midi d’été où vous ne savez plus très bien en quelle année vous êtes. Tout va recommencer comme avant. Les mêmes jours, les mêmes nuits, les mêmes lieux, les mêmes rencontres. L’Eternel retour. »
Patrick Modiano est né en 1945 d’un père italien et d’une mère belge et comédienne. Raymond Queneau, son professeur de géométrie, le pousse à écrire. En 1973 il écrit le scénario du film de Louis Malle : « Lucien Lacombe », sur la période de l’occupation.
Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano (Folio, Gallimard, 2008, 160 pages)