Depuis que j'ai découvert avec "Carus" l'écriture subtile, poétique et très imagée de Pascal Quignard, j'aime me plonger de temps à autre dans ses écrits ("Tous les matins du monde" m'attend depuis près de 2 ans dans ma PAL). Lors de ma dernière virée à la médiathèque, je suis tombée sur son dernier opus "La barque silencieuse", recueil de textes, de réflexions sur l'être, le devenir et surtout sur ce mystère récurrent qu'est la mort, la disparition, le regard que les diverses cultures et sociétés portent sur l'immatérialité de l'existence et de sa fin. Je grapille les mots de Quignard comme autant de pépites dans une rivière ombrageuse et limpide.
Je suis tombée sur un beau passage concernant la dangerosité du livre et de la lecture....
"...Cette armoire en fer, qu'ils nommaient l'Enfer, était comme une resserre au sein de la beauté des vieux livres où se dissimulait leur honte.
Le livre ouvre l'espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l'instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.
Les livres peuvent être dangereux mais c'est la lecture surtout, par elle-même, qui représente tous les dangers.
Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les vrais livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux moeurs collectives. Celui qui lit vit seul dans son "autre monde", dans "son coin", dans l'angle de son mur. Et c'est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l'abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.
Chaque lecteur est comme saint Alexis sous l'escalier de son père. Il est devenu aussi silencieux que l'écuelle qu'on lui porte.
Seule la lettre placée au-devant de ses lèvres peut attester que son souffle n'est plus.
Quelque chose parvient à se faire entendre dans l'expression écrite au moyen de lettres sans qu'il soit besoin de les articuler.
Celui qui lit la lettre a perdu le soi, le nom, la filiation, la vie terrestre.
Dans la littérature quelque chose raisonne de l'autre monde." (p 60 et 61)