Les idéologies totalitaires sacralisant l'État, la Race ou le Parti présentaient ce point commun qu'elles enseignaient aux individus à se libérer de toute attache matérielle, intellectuelle, de toute référence morale. Ils étaient au-delà du bien et du mal … et le service de l'État, de la Race ou du Parti requérait de l'individu qu'il fut disposé à se vider de lui-même jusque dans la mort. Exposer ma vie à la mort est infligée la mort à autrui étaient ainsi l'expression paroxystique de la liberté souveraine au service de la cause : celle de l'État ou de la Race ou du Parti.
De ces idéologies, et de l'idéologie néo-libérale dont nous allons parler, Hegel est en même temps une source est une clé d'interprétation. Pour comprendre l'influence de Hegel sur ces idéologies, on pourra se reporter à Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Ed. Gallimard, 1968, spécialement les pages 529 - 575, consacrées à l'idée de la mort dans la philosophie de Hegel. On y lit notamment : « L'acceptation sans réserves du fait de la mort, ou de la finitude humaine consciente d'elle-même, est la source dernière de toute la pensée hégélienne... D'après cette pensée, c'est en acceptant volontairement le danger de mort dans une lutte de pur prestige que l'homme apparaît pour la première fois dans le monde naturel ; et c'est en se résignant à la mort en la révélant par son discours que l'homme parvient finalement au savoir absolu ou à la sagesse, en achevant ainsi l'histoire. Car c'est en partant de l'idée de la mort que Hegel élabore sa science ou la philosophie "absolue", qui est seule capable de rendre philosophiquement compte du fait de l'existence dans le Monde d'un être fini conscient de sa finitude et disposant parfois belle à sa guise »...
b) Dans ses expressions paroxystiques actuelles, le courant néo-libéral ne peut se comprendre que s'il est mis en situation dans le cortège funèbre des idéologies totalitaires que le XXe siècle a vu défiler. Pour ce nouveau courant idéologique en effet, l'affirmation par excellence de la liberté souveraine de l'individu se trouve dans la consommation effrénée, c'est-à-dire dans la possibilité de gaspiller, ce qui signifie détruire sans avoir de comptes à rendre à quiconque. Consommer, gaspiller, c'est aussi une manière de se libérer de toute attache matérielle, de toute référence morale ou juridique. C'est une manière d'affirmer la souveraineté du moi.
Or, ainsi que nous l'avons vu, cette affirmation de la souveraineté du moi amène l'individu à vouloir disposer de la vie d'autrui... Je dispose de la vie de l'enfant, ou de celle du handicapé, ou de celle du vieillard grabataire, ou de celle du pauvre, s'ils me sont inutiles. En revanche, je produirai « de l'enfant » si les caisses de la Sécurité sociale risquent d'être vides au moment où j'atteindrai l'âge de la retraite… J'admettrai des pauvres à l'existence si par leurs bas salaires ils me permettent de consommer et de gaspiller, c'est-à-dire de m'affirmer comme maître…
c) Nous atteignons peu à peu la limite possible de cette évolution. C'est ce qu'atteste le glissement de la dérive agressive, décrites ci-dessus, à la dérive suicidaire observée dans la société occidentale riche… Celle-ci veut affirmer sa souveraine liberté de deux façons complémentaires. Elle brûle son passé en rendant impossible, faute d'hommes qui le recueilleraient, la transmission - tradition de son patrimoine… Elle brûle son avenir en refusant de le peupler et en le sacrifiant totalement au présent…
Les individus caractéristiques de cette société brisent les solidarités naturelles…, synchroniques (entre individus ou sociétés contemporains) et diachroniques (entre individus ou sociétés reliées par des générations), au motif qu'ils n’ont à répondre que devant eux-mêmes de leur propre vie et de leur propre mort. Il se donnent donc des institutions et des « droits » accordés à l'affirmation de ce qu'ils considèrent comme l'expression souveraine de leur liberté : donner et même se donner la mort.
Georges Bataille, qui sur ce point dépasse Sade, résume parfaitement ce nihilisme : « La vie était à la recherche du plaisir, et le plaisir était proportionnel à la destruction de la vie. Autrement dit, la vie atteignait le plus haut degré d'intensité dans une négation de son principe. »
d) C'est donc par la même « culture de la mort » que s'expliquent non seulement les régimes lugubres que notre siècle a connus, mais aussi l'obstination à légaliser l'avortement et l'euthanasie, ainsi qu'à banaliser la stérilisation de masse. L'expansion du sida trouve là une baisse de ses explications les plus évidentes. La racine commune de toutes ces manifestations de la « culture de la mort », c'est le nihilisme…, lui-même fondé sur la révolte contre la finitude. Les hommes donnent la mort humaine et même se donnent la mort par ce qu'ils croient impossible que soit comblé le désir d'un au-delà, désir pourtant gravé à la fine pointe de leur âme. Alors ils croient se libérer de ce désir par cette jouissance souveraine qu'ils cherchent dans la mort. Or, la mort ainsi conçue est en réalité l'expression suprême du désespoir. Selon la nouvelle idéologie libérale, c'est en fin de compte ce désespoir qu'il faut faire partager par les pauvres si l'on veut les mater.
Y a-t-il au monde, spécialement pour les chrétiens, une tache plus exaltante et plus joyeuse que celle qui consiste à montrer pourquoi il faut préférer le choix de la vi (cf. Deutéronome 30, 15-20) ?
Michel Schooyans, Bioéthique et population : le choix de la vie, Le Sarment/Fayard 1994, p. 236-240