Pour célébrer Merce Cunningham, non encore disparu, Boris Charmatz a pris une
voie expérimentale. Il rend hommage à la danse, mais aussi à la photographie, et par là au temps, à la fragilité qu'il induit.
Charmatz n'a choisi que d'anciens interprètes de Cunningham, des plus jeunes aux plus âgés. La jeune fille et la Mort, presque. Il ouvre sa pièce sur les deux plus anciens, homme et femme, qui
frappent par leurs corps débiles, frêles comme des chats. Voilà ce que sont devenus les fringants athlètes. Lui*, difforme par ses jambes maigres, comme monté sur échasses. La légèreté que leur
donnait autrefois leur musculature puissante, ils l'ont retrouvée, autrement, dans leurs muscles fondus. Ne pouvant plus que mimer le mouvement et jouer la comédie, ils sont pourtant
impressionnants dans cet exercice. Elle**, dans un visage défait de Droopy, a conservé des yeux intenses, des yeux qui se souviennent.
Charmatz est parti d'un livre éponyme, Merce Cunningham, Fifty Years (1997 ; bêtement
traduit par un demi-siècle de danse dans la version française). L'idée était
d'utiliser les photographies de ce livre, prises dans leur ordre chronologique, comme les images d'un seul film, de la chorégraphie ultime. Tout le problème, évidemment, étant d'écrire les images
intermédiaires, pour donner des muscles à ce squelette. De fait, le résultat est étrange et reste syncopé. Il demeure un collage de poses, de figures, de grimaces, auquel Charmatz ajoute quelques
traits d'humour, en affublant par exemple ses interprètes de collants criards, comme un pied de nez aux collants vintage et à la photo noir et blanc.
Les danseurs refont, ils rejouent même parfois ce qu'ils ont été sur une photographie. Certaines notes de piano frappent comme le son du déclencheur photographique. Comme le marteau du commissaire
priseur, le déclencheur sonne une fin. C'est le côté mortuaire de la photographie.
Pour apprécier pleinement l'expérience, il faudrait posséder le livre et tout l'oeuvre de Cunningham. Elle offre des lectures que je ne peux pas faire. C'est la limite du travail de Charmatz, qui
exige du spectateur une forte dose d'érudition chorégraphique. Ce que je peux faire, c'est observer quelques caractéristiques de poses, le pied cambré, les mains tendues et plates, l'équilibre sur
un pied ; le corps cunninghamien, ses cuisses de grenouille ; ressentir, dans l'égrènement de cinq décennies, l'écoulement de l'histoire, de l'histoire de la danse, de la musique d'avant-garde, des
passions humaines : la musique expérimentale des fifties ; les corps apparemment libérés, échevelés des sixties, la guitare électrique et la batterie qui les accompagne ; les nineties plus
inquiètes, imperceptiblement désaccordées. Par sa longueur même, l'oeuvre de Cunningham a une dimension historique, s'inscrit dans l'aventure humaine.
A voir l'actualité récente (centenaire des Ballets russes à Monaco et à l'opéra Garnier, Isadora Duncan au musée Bourdelle, Anna
Halprin rejouée dans le monde entier...), le temps pourrait être au regard rétrospectif. Charmatz lui-même a rendu dernièrement un hommage à Hijikata, l'un des pères du butô. On ne peut que s'en féliciter. Le moment serait venu d'une renaissance pour une danse
contemporaine quelque peu essoufflée, peut-être, d'avoir couru trop vite.
♥♥♥♥♥♥ 50 ans de danse, de Boris
Charmatz, a été donné aux Abbesses du 8 au 12 décembre 2009.
* Gus Solomons jr., né en 1940, interprète de Cunningham de 1964 à 1968.
** Valda Setterfield, danseuse et comédienne, interprète de Cunningham de 1964 à 1974.