Ce texte, « La Théorie dite autrichienne du cycle économique » a été écrit par von Mises alors qu’il était Professeur à l'Université de Vienne et à l'Institut Universitaire de Hautes Études Internationales à Genève et été publié dans le Bulletin périodique de la Société Belge d'Études et d'Expansion, en décembre 1936 (Vol ; 35 n° 103, pp. 459-464). Il est d’une étonnante actualité, et permet aussi de resituer les débats anciens autour du rôle de la politique monétaire « active » pour expliquer les crises. Nous avons rajouté une numérotation pour rendre la lecture plus agréable.
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Il est aujourd'hui courant dans la science économique de parler de la théorie autrichienne du Cycle économique. Cette désignation est extrêmement flatteuse pour nous autres économistes autrichiens et nous apprécions fort l'honneur qui nous est ainsi fait. Il en est toutefois de l'explication moderne des crises économiques comme de toute autre contribution scientifique : elle ne saurait être l'œuvre d'une seule nation ; de même que les autres éléments de nos connaissances économiques présentes, cette conception est le fruit de la collaboration mutuelle des économistes de tous les pays.
1) Historique de la théorie
L'explication des fluctuations des conjonctures par des causes d'ordre monétaire ne date pas d'aujourd'hui. L'école anglaise dite la Currency School avait déjà tenté d'expliquer la hausse par l'extension des crédits résultant de l'émission des billets de banque sans couverture métallique. Elle n'avait pas su voir cependant que les comptes en banque dont on peut disposer à tout moment au moyen de chèques, c'est-à-dire les comptes-courants, jouent le même rôle exactement, dans l'octroi de crédits, que les billets de banques, et que l'extension du crédit peut résulter par suite non seulement de l'émission de billets de banque en surnombre, mais tout aussi bien de l'ouverture de comptes-courants en nombre excessif. C'est parce qu'elle a méconnu cette vérité, que la Currency School a cru qu'il suffirait, pour éviter le retour des crises économiques, d'édicter une législation restreignant l'émission de billets de banque sans couverture métallique, mais en ne réglementant pas l'extension du crédit par le moyen des comptes-courants. La loi bancaire de Peel de 1844, de même que toutes les lois analogues d'autres états, n'ont pu par suite aboutir au résultat voulu. On en a tiré à tort la conclusion que la tentative de l'école anglaise pour expliquer les fluctuations des conjonctures par des raisons monétaires avait été démentie par les faits.
Le second défaut de la Currency School est qu'elle se borne dans l'analyse du mécanisme de l'extension du crédit et de la crise qui en résulte, à envisager le cas où l'extension du crédit n'intervient que dans un seul pays et où la politique bancaire de tous les autres pays demeure conservatrice. La réaction qui se produit dans ce cas résulte de l'évolution du commerce extérieur. La hausse des prix à l'intérieur du pays favorise l'importation et paralyse l'exportation. La monnaie métallique se trouve drainée vers les pays étrangers. Les banques doivent faire face par suite à une augmentation des demandes de remboursement des effets mis en circulation par elles (tels que les billets et les comptes-courants qui n'ont point de couverture métallique), jusqu'au moment où elles se voient contraintes de restreindre les crédits. L'exportation monétaire entraîne finalement l'arrêt du mouvement de hausse des prix. La théorie de la Currency School n'a analysé que ce cas uniquement, sans songer à celui d'une extension des crédits ayant un caractère international et pratiqué simultanément par tous les pays capitalistes.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, cette théorie et l'explication qu'elle fournit des fluctuations des conjonctures, sont tombées en discrédit. L'idée s'était affirmée à cette époque que les fluctuations des conjonctures ne sauraient être considérées comme liées au système monétaire et au crédit. La tentative de Wicksell (1898) de réhabiliter la Currency School n'eut pas de lendemain.
Les fondateurs de l'école autrichienne d'économie politique — Carl Menger, Böhm-Bawerk et Wieser — ne se sont pas intéressés au problème des fluctuations des conjonctures. L'analyse de ce problème devait être la tâche de la seconde génération d'économistes autrichiens (1).
2) L’extension du crédit et le risque inflationniste
En émettant des billets de banque sans couverture-or ou en ouvrant des comptes-courants qui ne sont pas entièrement couverts par leur encaisse d'or, les banques sont en mesure d'étendre considérablement le crédit. La création de ces moyens fiduciaires additionnels leur permet d'octroyer ses crédits bien au delà des limites tracées par leurs propres disponibilités et par les fonds qui leur ont été confiés par leurs clients. Elles interviennent en ce cas sur le marché comme « offreurs » de crédits additionnels, créés par elles, et elles amènent ainsi une baisse du taux de l'intérêt, qui tombe en dessous du niveau auquel il se serait maintenu sans leur intervention. La baisse du taux de l'intérêt stimule l'activité économique. Des affaires qui n'eussent pas été jugées « rentables » alors que le taux de l'intérêt n'avait pas encore subi l'influence des manipulations opérées les banques et qui n'auraient pas été entreprises par conséquent sont désormais jugées « rentables » et peuvent être tentées. L'activité plus intense des affaires amène une demande accrue de moyens matériels de production et de main-d'œuvre. Les prix des moyens de production montent, les salaires augmentent, et la hausse des salaires entraîne à son tour celle des prix des biens de consommation. Si les banques s'abstenaient de toute extension du crédit et se bornaient à celle qu'elles ont déjà opérée, la hausse se trouverait rapidement enrayée. Mais les banques ne s'arrêtent point dans la voie où elles se sont engagées ; elles continuent d'étendre le crédit, dans une mesure de plus en plus large, et les prix ainsi que les salaires continuent à monter dans une mesure correspondante.
Ce mouvement de hausse ne pourra toutefois pas continuer indéfiniment. Les moyens matériels de production et la main-d'œuvre disponible n'ont pas augmenté ; seule a été accrue la quantité des moyens fiduciaires susceptibles de jouer le même rôle que l'argent dans la circulation des biens. Les moyens de production et la main-d'œuvre qui ont afflué aux nouvelles entreprises ont dû par conséquent être prélevés sur d'autres entreprises. La société n'est pas suffisamment riche pour subvenir à la création de nouvelles entreprises sans rien prendre à d'autres entreprises. Aussi longtemps que se poursuivra l'extension du crédit, on ne s'en apercevra pas, mais cette extension ne peut pas être poussée indéfiniment. Car si l'on voulait tenter, en recourant à la création de crédits additionnels de plus en plus nombreux, d'empêcher le brusque arrêt du mouvement de hausse (et l'effondrement des prix qui en résulterait), on déterminerait une augmentation continue, et de plus en plus rapide, des prix. Mais l'inflation et la hausse ne peuvent se poursuivre sans heurts qu'aussi longtemps que le public croit que le mouvement ascendant des prix s'arrêtera dans un avenir rapproché. Aussitôt que l'opinion publique se rend compte qu'il n'y a pas lieu d'escompter un arrêt de l'inflation et du mouvement de hausse, et que l'idée se fait jour que les prix continueront à monter sans arrêt, la panique intervient. Nul ne veut plus garder de l'argent, car la possession de celui-ci implique des pertes de jour en jour plus élevées ; tous le monde s'efforce d'échanger l'argent contre des marchandises ; on achète ce dont on n'a et n'aura jamais besoin, sans même se préoccuper du prix, dans le seul but de se débarrasser de l'argent. Tel est le phénomène qui s'est produit dans le Reich, ainsi que dans d'autres pays qui se sont abandonnés à une politique d'inflation prolongée, et qu'on a appelé la « fuite dans les valeurs réelles ». Les prix des marchandises montent démesurément, de même que les cours des monnaies étrangères, tandis que celui de la monnaie du pays tombe presque à zéro. La valeur de la monnaie du pays tombe presque à zéro. La valeur de la monnaie s'effondre, ainsi que ce fut le cas en Allemagne en 1923.
3) La contraction du crédit et les ajustements : la récession
Si par contre, les banques se décident à arrêter à temps l'extension du crédit, afin d'éviter l'effondrement de la monnaie, et si le mouvement de hausse se trouve enrayé par ce moyen, on s'aperçoit brusquement que l'impression de « rentabilité » créée par l'extension du crédit a entraîné des investissements injustifiés. De nombreuses entreprises ou affaires qui avaient été lancées à la faveur de la baisse artificielle du taux de l'intérêt, et qui avaient pu être maintenues grâce à la hausse également artificielle des prix, apparaissent dès lors comme n'étant plus « rentables ». Certaines entreprises réduisent leur exploitation : d'autres l'arrêtent ou font faillite. Les prix s'effondrent ; la crise et la dépression qui la prolonge sont l'aboutissement de la période d'investissements injustifiés amenée par l'extension du crédit. Les entreprises qui ne doivent d'exister qu'au fait qu'elles ont paru quelque temps « rentables » dans les conditions factices créées sur le marché par l'extension du crédit et la hausse des prix qui en a résulté, ont cessé d'être « rentables ». Le capital investi dans ces entreprises est perdu dans la mesure où il n'est pas possible de l'en retirer. L'économie doit s'adapter à ces pertes et la situation qu'elles déterminent. Il s'agit tout d'abord, en ce cas, de restreindre la consommation et de constituer, à forces d'économies, de nouveaux capitaux, afin d'adapter l'appareil de production aux besoins effectifs, et non pas aux besoins artificiels qui n'ont pu se manifester et être considérés comme des besoins réels qu'en raison des faux calculs de « rentabilité » fondés sur l'extension du crédit.
Le « boom » artificiel avait été amené par l'extension du crédit et par la baisse du taux de l'intérêt, à la suite de l'intervention des banques. Au cours de la période d'extension du crédit, les banques ont, il est vrai, relevé progressivement le taux de l'intérêt ; d'un point de vue purement arithmétique, celui-ci se trouve, de ce fait, plus élevé qu'il ne l'avait été avant le début de la période de hausse. Cette élévation du taux de l'intérêt n'est toutefois pas suffisante pour rétablir l'équilibre sur le marché et pour mettre un terme à la hausse malsaine. Car sur un marché où les prix montent continuellement, l'intérêt brut doit contenir, en plus de l'intérêt proprement dit du capital — c'est-à-dire de l'intérêt net — un autre élément encore, représentant une compensation pour la hausse des prix intervenue durant la période de prêt. Su les prix montent de manière continue et si l'emprunteur retire de ce fait un bénéfice supplémentaire de la vente des marchandises qu'il a achetées avec l'argent du prêt, il se verra disposé à payer un intérêt plus élevé qu'il ne l'aurait fait en période de prix stables ; le capitaliste, d'autre part, ne sera disposé à prêter dans ces conditions, que si l'intérêt lui apporte une compensation pour les pertes que la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie entraîne pour les créanciers. Si les banques ne tiennent pas compte de ces conditions dans la fixation de l'intérêt brut qu'elles exigent, cet intérêt devra être considéré comme maintenu artificiellement à un niveau trop bas, même si, d'un point de vue purement arithmétique, il paraît beaucoup plus élevé que celui qui était en usage en période « normale ». C'est ainsi qu'en Allemagne, un intérêt de plusieurs fois 100% pouvait être considéré comme trop bas durant l'automne de 1923, par suite de la dévaluation accélérée du mark.
Au moment où l'intervient le renversement de la conjoncture à la suite du changement de la politique bancaire, il devient très difficile d'obtenir des crédits en raison de la restriction générale du crédit. Le taux d'intérêt monte par conséquent très vite sous l'effet d'une panique subite. Par la suite, il baissera de nouveau. C'est un phénomène bien connu, en effet, qu'en période de dépression, un taux d'intérêt même très bas — considéré du point de vue arithmétique — n'arrive pas à stimuler l'activité économique. L'encaisse des particuliers et des banques s'accroît, les capitaux liquides s'accumulent, et cependant la dépression persiste. Dans la période de crise actuelle, l'accumulation de ces réserves d'or « inactives » a pris, pour une raison déterminée, des proportions démesurées. Les capitalistes désirent, ainsi qu'il est naturel, éviter les pertes qui risquent de leur causer les mesures de dévaluation envisagées par divers gouvernements. Étant donné que les risques monétaires considérables qu'entraîne la possession d'obligations ou d'autres titres portant intérêt ne sont point compensés par une élévation correspondante du taux de l'intérêt, les capitalistes préfèrent conserver leurs capitaux sous une forme qui leur permette, le cas échéant, de les mettre à l'abri des pertes inhérentes à une dévaluation éventuelle, par une opération rapide de change dans une monnaie sur laquelle ne pèse point encore la menace de dévaluation. Telle est la raison très simple qui explique pourquoi les capitalistes répugnent aujourd'hui à se lier, par des investissements durables, à une monnaie déterminée. C'est pourquoi ils laissent s'accroître leurs comptes en banque, bien que ceux-ci ne rapportent que très peu d'intérêts, et pratiquent la thésaurisation de l'or, laquelle, en plus de la perte d'intérêts qu'elle implique, entraîne des frais continus.
4) Le problème de l’ajustement des salaires
Une autre cause qui contribue à prolonger la période actuelle de dépression, est la fixité des salaires. Ceux-ci augmentent en période de hausse ; en période de baisse, ils devraient diminuer, non seulement en valeur monétaire, mais également en valeur réelle. En réussissant à empêcher la baisse des salaires en période de dépression, la politique des syndicats aboutit à faire du chômage un phénomène massif persistant. Elle retarde d'autre part indéfiniment l'heure de la reprise ; la situation normale ne pourra se rétablir en effet que lorsque les prix et les salaires se seront adaptés aux conditions de la circulation monétaire.
5) La nocivité des politiques d’extension artificielle du crédit
L'opinion publique a parfaitement raison de voir dans le renversement de la conjoncture et dans le passage de la période de hausse à la crise un effet de la politique des banques. Celles-ci auraient eu incontestablement la possibilité de retarder, pendant quelque temps encore, l'évolution défavorable. Elles auraient pu persévérer, durant un certain temps, dans leur politique d'extension du crédit. Mais — ainsi qu'on l'a déjà vu — elles n'auraient pu y persévérer indéfiniment, sans risquer d'amener l'effondrement complet du système monétaire. La période de « boom » amenée par la politique bancaire d'extension du crédit doit forcément se terminer un jour ou l'autre ; et si l'on ne veut point qu'elle s'achève par l'effondrement total du système monétaire et du crédit, force est alors aux banques d'y mettre elles-mêmes un terme, et plus graves seront les conséquences des investissements injustifiés et de la spéculation démesurée de la période de « boom » ; la période de dépression en sera d'autant plus longue, et l'heure du redressement et du retour à l'activité économique normale d'autant plus incertaine.
La suggestion a été faite fréquemment de « stimuler » l'activité économique, et d'amener un « démarrage » en recourant à une nouvelle extension du crédit, qui permettrait de mettre fin à la dépression et d'amener une reprise, ou à tout le moins le retour à des conditions normales ; les partisans de cette méthode oublient toutefois que si elle permettait peut-être de surmonter les difficultés de l'heure, elle aboutirait, à coup sûr, à une situation plus grave encore dans un avenir point trop éloigné.
Il faudra bien qu'on comprenne finalement que les tentatives d'abaisser artificiellement, par l'extension du crédit, le taux de l'intérêt qui se forme librement sur le marché, ne peuvent aboutir qu'à des résultats provisoires, et que la reprise des affaires qui intervient au début sera forcément suivie d'une rechute plus profonde, qui se traduira par une stagnation complète de l'activité industrielle et commerciale. L'économie ne pourra se développer harmonieusement et sans heurts que si l'on renonce, une fois pour toutes, à influer par des mesures artificielles sur les niveaux des prix, des salaires et du taux de l'intérêt, tels qu'ils résultent du libre jeu des forces économiques.
Ce n'est point la tâche des banques de remédier, par l'extension du crédit, aux conséquences de la disette des capitaux ou aux effets d'une politique économique fausse. Il est certes malheureux que le retour à une situation économique normale se trouve retardé aujourd'hui par la politique néfaste des entraves au commerce, par les armements et par la crainte, qui n'est que trop justifiée, de la guerre, comme aussi par la fixité des salaires. Mais ce n'est pas par des mesures bancaires et par l'extension du crédit qu'on améliorera, à cet égard, la situation.
Je n'ai donné, dans les pages qui précèdent, qu'un exposé sommaire et forcément insuffisant des conceptions de la théorie monétaire des crises économiques. Il m'était malheureusement impossible, dans les limites fixées à cet article, d'entrer dans de plus amples détails ; ceux que le sujet intéresse pourront les trouver du reste dans les diverses publications que j'ai mentionnées.
Note1. Les principaux ouvrages autrichiens concernant la théorie du Cycle économique sont : MISES, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, 1. Auflage 1912, 2. Auflage 1924 (The Theory of Money and Credit, translated by H. E. Batson. London 1934 ; Theoria del Dinero y del Credito, Traducion espanola de A. Riano, Madrid 1936 [Trad. fr. : Théorie de la monnaie et du crédit]) ; MISES, Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik, 1928 (La Stabilizzazione del Potere d'Acquisto della Moneta e la Politica della Congiuntura, Traduzione della Profesoressa J. Grizotti Kreischmann, Torino 1935). HAYEK, Geldtheorie und Konjunkturtheorie, 1929 (Monetary Theory and the Trade Cycle, London, 1933 ; La teoria monetaria y el ciclo economico, traducion espanola por L. Olariaga, Madrid, 1936). HAYEK, Preise und Produktion, 1931 (Prices and Production, London 1931, Revised and Enlarged Edition, London 1935). MACHLUP, Führer durch die Krisenpolitik, 1934. STRIGL, Kapital und Produktion, 1934. La meilleure analyse de la crise actuelle a été faite par ROBBINS, The Great Depression, London 1934 (La grande dépression, 1935).