Balades en famille, procession pour la paix, défilés de Pères Noël, innombrables chorales, parents à la recherche des cadeaux oubliés… Comme chaque année, qu'il vente, qu'il pleuve ou qu'il neige, durant les quelques jours qui on précédé le 25 décembre, les Islandais se sont rendus massivement dans les rues de la ville.
Pour Kisan, le concept store de nos amis Thorunn et Olivier, la période constitue un enjeu commercial important. L'année dernière, pour rendre service, j'avais proposé mon aide. N’ayant pas la dextérité requise pour emballer les cadeaux et ne parlant pas un traître mot d’islandais, je fus placé à l’entrée de la boutique. Une sorte d’agent de sécurité. Muet. Souriant machinalement toutes les 10 secondes, aux clients qui entraient. Observant les autres pour prévenir les vols. Et m’assurant qu’aucun type éméché n’envisage d’expéditions vomitives à l’intérieur. Du haut de mes 172 cm pour une soixantaine de kilos, je veillais. Erreur manifeste de casting.
Des hommes entrés chez Kisan, j'en vis quelques dizaines ; le plus petit devait faire 1,80 m. De largeur d’épaule. Alors en apercevant Grincheux campé devant la porte, droit comme un « i », la main droite sur le poignet gauche, à la façon d’un garde du corps, les gens durent s’interroger. Imperturbable, je tins mon rôle. Dissimulant la fragilité de mes pectoraux et m’efforçant de passer pour un champion d’arts martiaux. L’œil torve, le sourire assuré du gaillard qui ne doute de rien, prêt à terrasser 30 mastodontes d’un kata mawashi. Version Peter Sellers, alias Inspecteur Clouseau dans la Panthère Rose. La chance fut de mon côté ; mon intervention ne fut pas requise. Le bluff avait heureusement fonctionné.
Pendant les 2 jours de ma présence, je croisai plus de 500 personnes. Je trouvais plutôt amusant d’observer les visages et les attitudes. De tenter d’imaginer qui étaient ces gens ou ce qu’ils faisaient. La plupart m’ignorait poliment. Certains me sourirent ou me saluèrent en entrant. Le plus souvent des femmes d’ailleurs. Les hommes demeurèrent perplexes en me voyant.
Dames sophistiquées, enfants turbulents, maris épuisés, désirs adolescents… le monde entier entrait, dans toute sa diversité, dans les 100 m2 du magasin. À droite, un groupe d’amis se saluaient ; à côté, d’autres échangeaient leurs vœux dans les allées. Ici des parents indécis se consultaient avant d’acheter un ours polaire géant, un peu plus loin deux immenses poussettes avec des roues de 4x4 stationnaient près des étals, obstruant le passage et obligeant les clients à d’invraisemblables contorsions pour se frayer un chemin. Devant un miroir, une jeune fille cherchait désespérément le regard d’approbation de sa maman en essayant une chapka de luxe.
Hommes, femmes, enfants entrèrent et sortirent dans un flot ininterrompu de formes et de couleurs disparates.
Véritable marée humaine accélérée.
Les paroles familières de Paris Combo se mêlaient au brouhaha des vœux en version originale.
Étrange symphonie.
Près de la porte d’entrée, que je finis par laisser ouverte en dépit du froid, compte tenu de l’incessant va-et-vient d’êtres humains, les parfums raffinés se mélangeaient aux odeurs fortes des saucisses vendues dans la rue.
Des queues se formèrent à l’intérieur comme à l’extérieur et, après agent de sécurité, je dus m’improviser agent de la circulation pour faciliter la sortie des premiers et saluer l’entrée des seconds. Sans mot sortir, bien entendu.
Mes mains quittèrent leur élégante et sereine position de garde pour se mouvoir avec la précision d’un automate. La main droite se levait, péremptoire et inflexible, pour arrêter une file, tandis que la gauche, fluide et amicale, assortie d’un sourire bienveillant, faisait signe à l’autre d’entrer.
Je dirigeai la marche du monde. Je commandai aux géants Islandais. Le plus étonnant, c’est qu’ils m'obéirent, dociles. Ou bien compréhensifs. Je fus quoiqu'il en soit ravi d’user et d’abuser de cet excès d’autorité au pays de la démesure.
Hier, 25 décembre, la vague humaine s’est intégralement retirée, laissant la ville dans un silence de fin du monde et n’offrant aux rares touristes présents que le spectacle d’une cité comme endeuillée.