Là, c’est vraiment “cadeau” ! Non seulement fort bien écrit – normal pour un écrivain ! – mais surtout fort intéressant, très bien documenté et argumenté. La guerre du travail sans travail. Le sous-titre donne le ton : “Travail” et “chômage”, c’est comme “progrès” et “UMP” : Des marques déposées et censées ne pas aller l’une sans l’autre. Prenez bien votre respiration car c’est long mais je vous jure que la plongée en apnée vaut tout à fait le détour. Moi qui ai vécu cela en direct, cela me rafraîchit considérablement la mémoire.
Pour les personnes qui ne l’auront pas vécu, sinon dans des livres ou par les souvenirs de leurs parents ou grands parents, ce travail remarquable leur sera d’une précieuse utilité pour comprendre comment nous sommes passés de l’idée que le progrès social ne pouvait que continuer à la paupérisation actuelle du plus grand nombre.
J’ai souvent écrit que lorsque j’entendais dans ma jeunesse parler de paupérisme - qu’il fût absolu ou relatif - je pensais avec une candeur toute naïve que cela appartenait à l’arsenal du passé… Hé ben, non ! En 35 ans les ultrralibéraux nous auront fait reculer de plus de 150 ans en matière de protection sociale et de droit du travail…
Je pensai non moins naïvement que les progrès technologiques - robotisation, ordinateurs - permet-traient de réduire le “temps de travail socialement nécessaire” et donc de travailler moins sans pour autant réduire les salaires. Je n’avais pas anticipé l’inouie rapacité des entrepreneurs ni le règne sans partage de l’hyperproductivisme.
Nous sommes ainsi quasi téléportés rétroactivement à l’aube de la révolution industrielle avec les patrons de “droit divin” qui, profitant de la très libérale “Loi Le Chapelier” de 1791 interdisant les corporations, interdisaient de même les syndicats ouvriers et toute forme de solidarité sociale, comme les mutuelles. Nous ne sommes pas loin de connaître le même marasme social qu’à l’époque du célèbre “Rapport Villermé” qui démontra en 1840 toute la misère dans son «Tableau de l’état physique et moral des ouvrier».
Constat conforté par ce qu’en pouvait écrire autant George Sand que Flora Tristan, lors de son «Tour de France» qui lui fut fatal. Sa description de la misère des célèbres Canuts de Lyon, dont j’ai déjà parlé, témoigne à l’envi des conditions dans lesquelles vivaient les pauvres à cette époque.
Seb Musset fait un large tour d’horizon des faits et circonstances qui ont accompagné – en même temps que les ambitions et ratés de la Planète finances modelaient le paysage aussi bien international que national – ce que pour ma part je nomme «chantiers de la démolition sociale» : les fossoyeurs de l’Etat-Providence, né précisément après la débâcle de la guerre, ne connaissant plus aucune limite après l’effondrement du Mur de Berlin en 1989. 200 ans après la Révolution française et l’abolition des privilèges la nuit du 4 août 1789 : tout un programme !
Nous nous retrouvons exactement dans la même position que le Tiers-Etat représenté sur les gravures avec la noblesse et le clergé confortablement installés sur notre échine courbée.
In fine, il traite d’une thèse, défendue en son temps par André Gorz, à savoir le versement à tous d’un même revenu d’existence et à laquelle je suis tout à fait favorable. Non seulement le montant des indemnités versées au seuls “indigents” – forcément suspects, dès le XVIIe siècle d’être des parasites grugeant l’Etat comme les bonnes volontés et aujourd’hui stigmatisés par Sarkozy comme autant “d’assistés” – a toujours tendance à stagner sinon régresser, il suffit de penser au Smic ou aux retraites de base, sans même parler des RMI, RSA et autres bien nommés “minima sociaux” mais le distribuer à tous est également une application du principe d’égalité.
André Gorz soulignait que ce revenu – qui devrait être garanti et versé par l’Etat – donnerait le choix de travailler ou non sans être obligé d’accepter n’importe quel emploi. C’est bien évidemment révolutionnaire !
Il faut se souvenir que dans le même temps Jeremy Rifkin faisait un véritable tabac avec «La fin du travail» (1997)… On a voulu nous faire croire à l’époque que la situation était purement conjoncturelle et qu’il ne fallait surtout pas renoncer à faire du travail l’élément central de la société.
Le même discours qu’au moment de la crise de 1975. Il fallait avoir un sacré paquet de peaux de saucisson devant les yeux pour ne pas comprendre qu’il s’agissait d’un phénomène au contraire structurel qui consistait avant tout à détruire l’industrie en cassant les prétendus «canards boiteux» et en «dégraissant» (sic !) les effectifs à tout va.
Seb Musset ne cite pas le fameux – et fumeux - “Théorème de Schmidt” qui fit fureur au début des années 80 quand la gauche essayait pitoyablement de “réhabiliter l’entreprise” : «Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain»… Aussi ridiculement mensonger que lorsque Nicolas Sarkozy prétendait redonner ses lettres de noblesse à la “valeur travail” tout en faisant l’exact contraire.
Je n’y crus pas un instant et la suite me donna amplement raison : les profits furent affectés en quasi totalité aux dividendes des actionnaires – d’où les “licenciements boursiers” – et aux exorbitantes rémuné-rations des dirigeants. Quant aux investissements, il n’en fut plus question. D’ailleurs, le modèle est désormais “l’entreprise sans usine” prôné par Serge Tchuruk, d’où les délocalisations massives dans les pays “moins disant” sur les salaires, la protection sociale – sans même parler de celle de l’environnement – et les conditions de travail. Vive l’esclavage !
Je viens de relire très attentivement un article du sociologue Robert Castel paru dans le Monde diploma-tique de septembre 1998 La fin du travail, un mythe démobilisateur … Je ne suis toujours pas plus d’accord avec sa démontration qu’à l’époque !
On ne peut pas démontrer en même temps que le rapport au travail n’a cessé de se dégrader depuis les années 70 avec l’accroissement du chômage et de la précarité et affirmer par exemple que les entreprises demandent toujours plus d’investissement de la part des salariés : «Le discours managérial moderne exige autre chose et davantage, une disponibilité constante et, à la limite, une conversion totale aux valeurs de l’entreprise»…
Drôle de conception de l’épanouissement au travail ! D’autant que les signes avant-coureurs de “l’entreprise barbare” - qui culmine aujourd’hui - étaient repérables dès le début des années 90. Et quant à l’inepte concept de “culture d’entreprise” dont on nous rebattit ad nauseam les oreilles au début des années 80, il m’a toujours sérieusement gonflé les nichons ! Peut-on trouver quelque chose de moins “culturel” ?
«L’allergie au travail» ne date pas d’aujourd’hui… C’est le titre d’un essai de Jean Rousselet, médecin pédiatre et psychologue, conseiller scientifique pour les problèmes des jeunes. La première édition date de… 1974. «Pourquoi travailler (…) En grand nombre les jeunes refusent cette sacralisation du travail dont notre culture occidentale est tellement pénétrée qu’elle y voit le meilleur ciment des sociétés et le principal facteur d’épanouissement personnel. Pour eux, il n’est déjà plus qu’une activité parmi d’autres, dépouillée de toute valeur transcendante».
Les jeunes – je les suppose tels – auteurs du manifeste «Cette insurrection qui vient» qui fiche bien ridiculement tant les foies à nos dirigeants, disent-ils autre chose lorsqu’il déclarent que les jeunes se contentent de taffer sans s’investir dans le travail – dont on n’oubliera pas l’étymologie : le tripallium était un instrument de torture à trois pointes – ni moins encore dans les entreprises qui de toutes façons les renverraient après les avoir pressés comme des citrons ?
Ce n’est pas parce que j’ai 62 balais que je leur donnerais tort. Même si j’ai eu la chance d’exercer le métier que j’avais choisi et de travailler le plus souvent avec plaisir malgré sa pénibilité physique et psycho-logique. Dans les années 70 quand j’étais infirmière en usine, j’ai rencontré un certain nombre de jeunes qui ne pensaient pas autrement que les jeunes d’aujourd’hui. Ils “grattaient” suffisamment pour avoir les moyens de vivre et pouvaient changer de boîte quand cela leur chantait ou tout simplement s’arrêter pour voyager à l’étranger comme me l’avait expliqué l’un deux avec qui je sympathisai.
Leur investissement dans le travail s’arrêtait dès qu’ils avaient pris une douche et rangé leur bleu dans le vestiaire. Le chômage de masse a bien changé les choses et de surcroît les salaires sont partis en vrille, même pour les salariés qualifiés.
Viviane Forrester avait en 1996 rencontré un énorme succès en dénonçant «L’horreur économique»… Ou l’art de traiter un sujet aride avec une langue de poète ! Elle dénonçait ce qu’elle appelle à juste titre le totalitarisme financier – elle récidivera en 2000 avec «Une étrange dictature». Et c’est effectivement bien une dictature que nous impose l’ultralibéralisme déjanté.
Ce qu’elle dénonce des discours habituels qui masquent les signaux d’un monde réduit à n’être plus qu’écono-mique – ou pire : financier et virtuel – tombe encore plus tellement sous le sens à la lumière des quinze dernières années et de la crise actuelle que l’on aimerait tout citer. En ce qui concerne l’emploi : «Nous vivons au sein d’un leurre magistral, d’un monde disparu que nous nous acharnons à ne pas reconnaître tel (…) Quand prendrons-nous conscience qu’il n’y a pas de crise, ni de crises, mais une mutation ? (…) Le chômeur subit une logique planétaire qui suppose la suppression de ce qu’on nomme le travail… qui se réduit comme une peau de chagrin».
La priorité va au profit : “c’est ensuite qu’on se débrouille avec les miettes de ces «fameuses créations de richesses » “Escamoté le monde de l’entrepreneur au profit des “multinationales, du libéralisme absolu, de la globalisation, de la mondialisation, de la déréglemen-tation, de la virtualité”.
Elle ajoutera dans «Une étrange dictature» que «Si le chômage n’existait pas, le régime ultralibéral l’inven-terait. Il lui est indispensable. C’est lui qui permet à l’économie privée de maintenir sous son joug la population planétaire tout en maintenant la “cohésion” sociale, c’est à dire la soumission».
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Même dénonciation dans «Une étrange dictature». La 4° de couverture donne le ton : «Nous ne vivons pas sous l’emprise fatale de la mondialisation, mais sous le joug d’un régime politique unique et planétaire, inavoué, l’ultralibéralisme, qui gère la mondialisation et l’exploite au détriment du grand nombre. Cette dictature sans dictateur n’aspire pas à prendre le pouvoir, mais à avoir tout pouvoir sur ceux qui le détiennent».
Viviane Forrester démontre que «ce n’est pas l’économie qui a la maîtrise sur le politique, c’est cette politique à vocation totalitaire qui détruit l’économie au profit de la spéculation. Au profit du seul profit, devenu incompatible avec l’emploi. Lui sont aussi sacrifiés les secteurs de la santé, de l’éducation, tous ceux liés à la civilisation. Ses propagandes vantent les fonds de pension, sources de licenciements qui conduisent les salariés à sponsoriser leur propre chômage ; elles chantent la disparition de chômage aux Etats-Unis, alors qu’il y est remplacé par la pauvreté. Nous pouvons résister à cette étrange dictature qui exclut un nombre croissant d’entre nous mais garde – c’est là le piège, et surtout notre chance – des formes démocratiques».
A l’époque où je les avais lus, ces deux ouvrages de Viviane Forrester m’avaient parus lumineux d’intelli-gence. Avec elle, la description de tous les mécanismes tendant à faire de nous les esclaves du marché coulait de source… Je ne peux m’empêcher de citer le premier paragraphe «d’Une étrange dictature» tant il est prémonitoire des épreuves que nous subissons notamment depuis le krach boursier de septembre 2008 : «Chaque jour, nous assistons au fiasco de l’ultralibéralisme. Chaque jour ce système idéologique, fondé sur le dogme (ou le fantasme) d’une autorégulation de l’économie dite de marché, démontre son incapacité à se gérer lui-même, à contrôler ce qu’il suscite, à maîtriser ce qu’il déchaîne. Au point que ses initiatives, si cruelles pour l’ensemble des populations, en viennent à se retourner contre lui par des effets de boomerang, tandis qu’il se montre impuissant à rétablir un minimum d’ordre dans ce qu’il persiste à imposer».
Le règne de l’idéologie… Pierre Bourdieu ne disait pas autre chose dans un article du Monde diplomatique de mars 1998. L’essence du libéralisme où il analysait de magistrale manière la «casse systématique» des solidarités institutionnelles sous le joug de l’ultrali-béralisme.
Dix ans après ces ouvrages, les choses n’ont fait que s’aggraver. Sidérant d’un certain sens puisque nos élites cultivées devraient en avoir tiré les leçons. Eh ben, non ! C’est même tout le contraire au point que l’on a envie de parler de «Trahison des clercs» comme naguère Julien Benda.
Je ne ferais qu’un seul reproche à Seb, c’est de tomber dans une certaine vulgate – à laquelle n’échappent d’ailleurs pas ceux qui ont écrit «cette insurrection qui vient» - qui présente tous les retraités du «Baby-boom» de l’après-guerre comme des privilégiés… Il ne faut pas confondre quelques bobos qui ont bien profité du système et la majeure partie des retraités.
J’en connais nettement plus qui survivent comme moi avec 900 euros par mois pour tout potage. Certes, les accidents de la vie qui ne m’ont pas épargnée m’ont interdit d’avoir une carrière complète d’infirmière. Mais je suis persuadée que j’aurais pu cotiser toute ma vie sans avoir davantage la possibilité d’investir dans la pierre ou d’autres produits d’épargne avantageux sur le plan de la fiscalité.
Les générations de retraités qui nous ont précédés ont été bien plus avantagées que nous, qu’il s’agisse des parents ou des grands-parents des soixtante-huitards. Nous sommes arrivés trop tard sur le marché du travail et n’avons eu que le droit de payer. Beaucoup de cotisations sociales et d’impôts. Et maintenant qu’il s’agit de survivre, il ne faudrait quand même pas mégoter le peu que nous percevons.
D’autant qu’il est un peu facile de dire que nous ne connaissons pas le chômage au contraire des jeunes d’aujourd’hui. J’avais la chance d’exercer une profession où l’on est rarement au chômage mais j’ai connu pas mal de personnes de ma génération qui ont morflé grave dans les années 1975-1985 et se sont même parfois trouvées plusieurs fois sur le carreau tout en ayant fait l’effort de se réorienter. Ce n’est sûrement pas ratiboiser encore davantage – et pourtant Dieu sait que les Sarko & consorts s’y emploient ! - le peu que nous touchons qui favorisera la croissance, bien au contraire.
Nous regimbons parce que notre pouvoir d’achat connaît d’inacceptables et continuelles “coupes sombres”. Et qu’après la spoliation de pouvoir d’achat due au passage à l’euro – au bas mot, 50 % “rabotés” - chaque jour nous annonce des mesures encore plus drastiques sans que nous ayons les moyens réels de nous insurger…
Tailler dans les dépenses, j’en connais un sacré rayon ! Mais quand il ne s’agit plus aujourd’hui de faire des économies sur ce que l’on peut encore considérer comme du “superflu” - pour ma part, les abonnements à des magazines et autres choses du même tabac - mais d’en rabattre tous les jours un peu plus sur la qualité de mon assiette, certes, je le peux, j’y suis bien obligée si je ne veux pas crever de faim. Mais à force de bouffer de la “vache enragée”, il se peut bien que je le devienne, “enragée” !
Ne surtout pas oublier qu’ainsi furent désignés les soixante-huitards ! Comme en témoigne le fameux «La France a “veauté” de juin 1968., vue sur une affiche de l’époque, accompagnant un autre slogan de la même époque : «laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes.». Il faut bien croire à cet égard que les “cocus de l’Histoire” furent les plus nombreux… Mais rebelle j’étais, rebelle suis restée. La soixantaine venue n’a pas fait de moi une thuriféraire du sarkozysme et autres billevesées. A gauche, je suis. A gauche resterai tant que Dieu me laissera un souffle de vie.
Nous avons tout à gagner à être solidaires les uns des autres. Il serait bien dommage que le mouvement social laissât les retraités au bord de la route. Car gare au moment où nous prendrons vraiment le “mors aux dents” !
Jusqu’à présent les syndicats de retraités ou certains mouvements qui se caractérisent plutôt par leur caractère très réac, n’ont pas pris en compte les revendications de la grande masse des retraités, chacun défendant petitement son pré-carré. Mais si nous entrons vraiment dans la danse, tout en nous souciant de l’intérêt général de l’ensemble de la population, ça risque de valser !