Jean Starobinski dialogue avec Gérard Macé : cinq entretiens publiés par
La Dogana.
lecture d'Alain Paire
En guise de titre ainsi que de manifeste pour ce dialogue, Gérard Macé
fait réimprimer le début d'une citation de Montaigne qui figurait dans
l'incipit de leur conversation : un fragment des Essais qui énonce fermement
que "La parole est moitié à celuy
qui parle, moitié à celuy qui écoute". Une post-face de Macé et un
léger appareil critique, des repères bio-bibliographiques, complètent la
transcription de cette série d'émissions. La très fine résultante de ces réemplois
successifs, c'est à présent la lecture d'un élégant volume de 110 pages qui,
écrit très justement Stéphanie Cudré-Mauroux, "prend ici et là des allures de mémoires ou bien de testaments".
Du
côté des souvenirs, on découvre bribe après bribe quelques traits de
l'existence de Jean Starobinski, principalement des moments d'une jeunesse
allègrement formatrice : "Alors que
j'étais encore collégien, je me glissais à l'université pour écouter les
merveilleuses leçons de Marcel Raymond sur Rousseau". Marcel Raymond
fut pour Jean Starobinski l'un de ses meilleurs modèles pour ce qui concerne sa
tâche d'enseignant : "Il savait lier
les faits à connaître et la réflexion qu'ils appelaient. Il allait droit à
l'événement, aux mots chargés du sens le plus provocant et le plus troublant.
Il savait soulever une question, pour éveiller une inquiétude, sans la
poursuivre, quand elle aurait pu détourner la suite du propos. La construction
des parties du cours, l'emploi des cinquante minutes n'étaient jamais en défaut".
Quelques
pages auparavant, Starobinski évoque "un
évènement bouleversant", les émotions qu'il éprouva pendant l'été de
1939 lorsqu'il lui fut donné de découvrir au cœur des malheurs de ce temps les
trésors du Musée du Prado pendant quelques saisons entreposés à Genève. Celui
qui continue d'affirmer fortement que les peintres qu'il préfère de très loin,
ce sont ceux "qui célèbrent le don
de voir. Le bonheur d'une échappée, d'une scène simple", était alors
âgé de dix-neuf ans : "Les salles de
notre Musée d'Art et d'Histoire offraient Goya, Vélasquez, Greco. J'ai beaucoup
rêvé devant "La Bacchanale des Andriens" de Titien qui est
aujourd'hui encore un des lieux sacrés où mon souvenir s'attarde... Les salles
du musée, en juillet, étaient presque vides à certaines heures. Je tentais de
déchiffrer les rapports entre les personnages dans les sublimes
"Fileuses" ou "Les Ménines". En un sens, il y avait dans
ces œuvres une force, une vérité qui prévalaient. Mais qui n'avaient pas
empêché la folie meurtrière".
Les années de guerre furent également celles d'une rencontre déterminante,
celle de Pierre Jean Jouve, "la
première occasion où un texte de critique m'a été demandé"... "Comme
il venait d'achever la grande étude intitulée "Le Don Juan de
Mozart", on lui en a demandé des lectures publiques. Il fallait qu'un
étudiant tourne la manivelle du gramophone pour faire écouter les exemples
musicaux... Et l'étudiant, c'était moi ".
Jacques Rancière a su le rappeler en citant Rilke dans un tout autre contexte, "Perdre aussi nous appartient". Rien
de superflu, aucun relâchement, des curiosités polymorphes qui touchent à
Georges Canguilhem, à la fleur Narcisse ou bien aux fabriques qui se
construisaient au xviiie
siècle en bordure de rivière, les citations de cet entretien pourraient être
multipliées. On n'oublie pas le grand âge de l'homme dont la radio et l'édition
nous restituent la voix. Une parfaite courtoisie, et puis surtout une
inflexible capacité de résistance, point de vains regrets chez l'immense
critique qui ne laisse pas entrevoir un espoir de dénouement lorsqu'il avoue en
fin de partie "une dette qui
persiste" à propos de Gérard de Nerval : "Il faut que je reprenne des pages inédites où je cherche à voir
comment il a vécu la quasi-simultanéité de ce qui s'annonce et de ce qui se
dérobe". Celui que ses meilleurs amis appellent affectueusement "Staro" confirme tout de même,
à côté d’un troisième livre à fournir pour la collection de Maurice
Olender,l'imminente parution chez
Gallimard d'un livre depuis longue lurette patiemment attendu, son inoubliable
titre est emprunté à un passage du Neveu
de Rameau : "Diderot : un diable de ramage".
A défaut d'une cascade de livres qu'il ne faut pas souhaiter, ce qui dans ces
pages ne cesse pas d'advenir et de fournir d'admirables preuves, ce sont une
éthique et une esthétique souverainement joueuses, incroyablement audacieuses
par rapport à tout ce qui semble prévaloir dans l'air du temps. Jean
Starobinski aura fait de chaque journée de son parcours l'espace d'un combat
musicalement livré "pour que le
passé humain ne reste pas invisible et muet dans notre présent".
Cet homme des Lumières qui, comme l'indique Gérard Macé, "nous intimide et nous enchante", "rend possible
l'avenir". Jean Starobinski réaffirme clairement qu'il "pense en société"et qu'il travaille en étroite amitié avec
d'autres personnes : "Je crois même
qu'une vraie recherche ne commence que lorsqu'on se sent en compagnie" ...
"Si les circonstances, ou la Fortune, nous sont favorables, notre parole
sera une vie qui se propage. Mais elle est aussi, comme tout l'humain, comme
tout ce qui possède une forme, bordée par l'oubli, menacée d'effacement. Ce qui
est difficile, dans le monde d'aujourd'hui, ce n'est pas de rompre le silence,
mais de persévérer, de simplement persister, face au bruit qui se
multiplie..."
Contribution d’Alain
Paire
Légende photo : Jean Starobinski et Florian Rodari, l'un des responsables de La
Dogana (photo X. dr.) - on peut agrandir encore l'image par un double clic.
Faute de pouvoir disposer d'une photographie de Gérard Macé pendant les moments d'enregistrement effectués par France-Culture, j'utilise ici un document qui réunit deux citoyens de Genève : Jean Starobinski et Florian Rodari, le principal responsable de La Dogana. Comme l'indique le livre que détient Rodari - les Cahiers pour un temps préparés par Jacques Bonnet qui venaient de paraître à propos de Starobinski - cette photographie date des alentours de 1985.
A propos de Gérard Macé, il faut signaler chez Verdier la parution prochaine, le 5 janvier 2010 de Pêle-mêle, un recueil de textes de Jean-Pierre Richard. Dans l'un des articles de cet ouvrage, J-P Richard évoque chez Macé le portrait réinventé de trois anthropologues.
Le catalogue de La Dogana (diffusion Belles-Lettres et Atheles) comporte trois autres titres où figurent d'importantes contributions de Starobinski : "Le poème d'invitation", précédé d'un entretien avec Frédéric Wandelère et suivi d'un propos d'Yves Bonnefoy (2001). "Goya, Baudelaire et la poésie" un essai d'Y.Bonnefoy qui comporte un entretien avec Jean Starobinski suivi d'études de John E. Jackson et de Pascal Griemer (2004) ainsi qu' "A tout jamais", lieders de Gustav Mahler interprétés par Bo Skovhus, préface de Jean Starobinski (livre & CD, 2009).
Parmi les projets de livres/ CD que La Dogana concrétise actuellement depuis Grignan, on peut signaler des enregistrements de poèmes prononcés par Philippe Jaccottet.
En coproduction avec les éditions Le Bruit du temps d'Antoine Jaccottet, La Dogana met également en chantier la traduction et l'achèvement de la biographie d'Ossip Mandelstam composée par Ralph Duti.
Par ailleurs directeur de la Fondation Jean Planque, Florian Rodari sera en 2010 pour plusieurs musées d'Espagne le commissaire d'une exposition de photographies issues de la Donation Jacques - Henri Lartigue