Lundi 14 décembre, Nicolas Sarkozy avait donc convié la presse économique à une petite heure de discours, dont une vingtaine de minutes de questions/réponses avec les journalistes présents, pour présenter son « Grand Emprunt ».
La mise en scène était rodée, l'assistance sélectionnée, les questions filtrées au préalable (elles ne devaient porter que sur l'emprunt). Laurent Joffrin, le patron de Libération, a tout de même réussi son coup, en interrogeant le Monarque sur les raisons de l'impopularité de sa politique économique. Un petit coup médiatique sans lendemain. Pour le reste, l'emprunt dévoilé ce lundi est un artifice électoral qui ne fait guère illusion, vendu avec un vocabulaire pompier, mélange d'un héritage des années cinquante et du vulgate technocratique new age. Accrochez-vous !
La France se paye l’avenir pour 22 milliards.
Le Grand emprunt est une opération de communication à double tranchant : en ciblant ses dépenses sur 5 priorités (enseignement supérieur et formation, recherche, industrie et PME, numérique et développement durable), le Monarque laisse penser que les 200 milliards restants sont moins prioritaires et moins tournés vers l’avenir. Pour rassurer les prêteurs, au lieu d’emprunter 35 milliards d’euros supplémentaires, soit 1,8% du PIB estimé pour 2010, Nicolas Sarkozy a finalement décidé d’y affecter les 13 milliards rendus par les banques françaises. En procédant ainsi, ces 13 milliards ne viendront pas, comptablement, augmenter le niveau de la dette publique française. Restent 22 milliards à emprunter, par l'agence France Trésor, "dans le cadre du programme normal d’emprunt à moyen et long terme, et en fonction des besoins de décaissements". Le dossier de presse élyséen, concocté pour les journalistes présents, enfonce le clou: "Ces modalités garantissent l’obtention du coût de financement le plus faible possible". Et pour rassurer un peu plus les marchés financiers, et la Commission Européenne, le dossier précise qu'une "part majoritaire de l'emprunt sera utilisée pour doter des fondations ou pour des prêts ou des prises de participation, qui ne dégraderont donc pas le bilan de l’état."
La semaine dernière, sans le dire, les services du Trésor ont levé quelques 10 milliards en une seule journée pour les besoins du moment. Ils n’ont pas fait de conférence de presse pour autant.
Pour communiquer au mieux sur cet emprunt, le chef de l'Etat a précisé des modalités inédites pour encadrer l'utilisation des sommes récoltées : une loi de finances rectificative pour 2010 sera votée début 2010. Le budget de l'année vient d'être adopté, il est déjà obsolète de 35 milliards... "Un commissaire général qui coordonnera les travaux interministériels sous l’autorité du premier ministre", sera nommé. L'Elysée a fait savoir que l'heureux élu serai René Ricol, déjà en charge, l'an dernier, de la médiation du crédit aux entreprises. Enfin, une commission de suivi sera instituée, et confiée à l'autorité d'Alain Juppé et Michel Rocard. L'ancien premier ministre socialiste, exécuteur des "grands" investissements sarkozyens... quelle belle prise !
Sous couvert d'emprunt national, Nicolas Sarkozy a arrosé quasiment toutes les priorités de demain. Surtout, il a soigneusement évité de remettre en question sa politique fiscale. L'Etat s'endette, les Français, modestes, paieront par l'impôt.
Le vocabulaire sarkozyen ne craint plus le ridicule
On a pu découvrir avec intérêt le détail des mesures d’investissement proposées. Avec "l'emprunt national", tout, ou presque, est labellisé "d'excellence": campus, internat, laboratoires, chercheurs, instituts, etc... Tout sera "excellent". Depuis la mise en place de la commission Rocard/Juppé en juin dernier, les partisans du Grand Emprunt ont fait assaut de pédagogie pour distinguer la bonne dette de la mauvaise : les investissements, s’ils sont réussis, se remboursent sur les profits ultérieurs qu’ils génèrent. Examinons donc les premiers exemples livrés à la presse par le chef de l’Etat français. Gageons que les ministres et candidats UMP vont se jeter sur les enveloppes ainsi précisées comme autant d’arguments électoraux à leur disposition pour le prochain scrutin régional. A y regarder de plus prêt, ces futurs investissements publics bénéficieront surtout à de nouvelles structures para-publiques aux objectifs concrètement encore mal définis (qui ? comment ? quoi ?). Mais le Monarque a pu afficher une liste de 5 priorités :
1. Enseignement supérieur et formation "d'excellence": 11 milliards d’euros.
Les "Campus d'excellence" recevront 7,7 milliards d'euros. Dotés d'une aussi jolie dénomination, ces dépenses visent à amplifier la politique "d'autonomie des universités et la rénovation de leurs structures." Avec "l'emprunt national", la France devrait pouvoir créer 5 à 10 "campus d'excellence" qui lui manquent. La Sarkofrance va-t-elle créer de nouvelles universités ? Que nenni. Le label "campus d'excellence" sera attribué aux sites, ou aux "grandes régions" qui réuniront "les meilleures écoles doctorales et les équipes de recherche d’excellence, les meilleures grandes écoles, et ce dans un partenariat étroit avec l’environnement économique." Les lauréats, précise le texte élyséen, recevront une dotation en capital qui pourra aller jusqu'à 1 milliard d'euros... C'est HEC qui va être contente !
Autre projet éducatif, "L’opération campus, pour des campus accueillants et attractifs", dotée de 5 milliards d'euros. Les sites ont été identifiés, et la dotation servira à "leur mise aux normes" : Aix Marseille (500 M€), Bordeaux (475 M€), Campus Condorcet à Paris-Aubervilliers (450 M€),Grenoble (400 M€), Lyon (575 M€), Montpellier(325 M€), Paris (700 M€), Saclay (850 M€), Strasbourg (375 M€), Toulouse (350 M€). Vous l'avez noté: l'île-de-France recevra la part du lion : 2 milliards d'euros sur 5 ! Le président ne s'en cache pas : "le plateau de Saclay est un des chantiers présidentiels." Sarkozy pense au Grand Paris, et se permet d'une pierre deux coups : un grand emprunt national pour le projet néocratique de Christian Blanc. Le seul plateau de Saclay recevra 1,85 milliards d'euros du grand emprunt.
La formation professionnelle (pour l'apprentissage) et "l'égalité des chances" (c'est-à-dire les fameux "internats d'excellence") se verront également respectivement dotées de 500 millions d'euros chacune.
2. Recherche "d'excellence": 8 milliards d’euros
Grand oubliée des projets sarkozyens (on se souvient de la révolte des enseignants-chercheurs stigmatisés pour leur "fainéantise" lors des voeux 2008), la recherche bénéficiera de 8 milliards d'euros, sur les 35 de l'emprunt national. Sarkozy entend doter des laboratoires dits "d'excellence" d'un milliard d'euros, "sous forme d'une dotation non consomptible ou très minoritaire consomptible", pour recruter à "très haut niveau" ou pour des "projets d'équipement."
Un autre milliard d'euros sera prévu pour les équipements de recherche "de valeur intermédiaire"; deux milliards et demi pour la santé (et la création d'instituts hospitalo-universitaires" pour pallier au "manque de chercheurs seniors d'excellence", avec 850 millions d'euros) et les nano-technologies, et surtout 3,5 milliards pour la recherche publique. A propos des instituts de recherche en santé publique, la volonté sarkozyenne n'a pas de limite. La vulgate utilisée par les communicants de l'Elysée fait penser à une propagande soviétique tendance dernière époque brejnevienne :
"Un effort particulier sera en outre consenti pour le financement de cohortes qui permettant de suivre des populations saines ou présentant des pathologies spécifiques sur de nombreuses années sont des outils de choix pour identifier les facteurs de prédisposition, améliorer la prévention, développer des biotechnologies à visée thérapeutique ou diagnostique spécifiques et valider les effets sur la santé humaine des aliments et des régimes alimentaires."Les biotechnologies, l'agronomie, la "bio-informatique" et la "nanobiotech" ne seront pas en reste. OGM nous voilà ! Les défis sont "majeurs" : "sûreté et sécurité alimentaire, contribution à l’indépendance énergétique vis-à-vis des sources fossiles (bio-carburants et précurseurs pour la chimie), compétitivité de l’agriculture à travers l’innovation, et agriculture durable, dans le contexte des changements globaux".
Le dossier de presse, jacobin à souhait, multiplie les termes savants pour mieux endormir son auditoire.
3. Aéronefs du futur, PME industrielles et Grenelle : 6,5 milliards d’euros
Nicolas Sarkozy prolonge son plan de relance. Pour les transports terrestres et maritimes, l'emprunt consacrera un milliard d'euros aux "véhicules du futur", afin de financer les expérimentations que les constructeurs privés ne peuvent se payer. Sarkozy ne résiste pas à l'ambition spatiale; ça coûte de l'argent, ça ne sert pas à grand chose pour l'immense majorité des Français, mais ça fait classe d'avoir une fusée ou un Concorde à son nom: "En matière aéronautique, il s’agit de préparer les aéronefs du futur, leur architecture, leur motorisation afin de franchir une nouvelle étape technologique : moindre consommation, moins de bruit". L'aéronautique et l'aviation sont le transport le plus coûteux en carbone. A mi-chemin du sommet de Copenhague contre le réchauffement climatique, le projet fait tâche. Sarkozy lui réserve 2 milliards d'euros.
Pour les PME industrielles, le Monarque saupoudre : 400 millions d'euros pour son Fonds de Stratégie Industrielle, 100 autres millions pour un fonds "consacré à l’entrepreneuriat social et solidaire." Et enfin, 1,5 milliards d'euros de dotation complémentaire à la banque publique des PME OSEO.
Christian Estrosi, le ministre de l'Industrie, l'avait annoncé : un Grenelle de l'Industrie sera lancé, et ses recommandations, quelles qu'elles soient, seront financées pour un milliard d'euros par l'emprunt national. Joli chèque en blanc !
4. Nucléaire de demain et développement durable : 5 milliards d’euros
On parle beaucoup d'écologie. L'emprunt national ne pouvait passer à côté du sujet. Confusion des genres, le nucléaire fait partie de cette famille. Sarkozy parle du "nucléaire de demain" alors que personne ne sait gérer les déchets de celui d'hier. La tragédie sécuritaire et financière des EPR n'a pas suffit. grâce à l'emprunt national, un milliard d'euros sera abondé pour la mise au point de réacteurs de 4ème génération. Le marasme de Superphénix n'a pas suffit...
Nicolas Sarkozy a également annoncé que l'ADEME serait dotée de 1,5 milliards d'euros pour soutenir des "projets innovants de démonstrateurs et de plates-formes technologiques, associant acteurs publics et privés et faisant le lien entre la recherche amont et la pré-industrialisation" en matière d'énergies renouvelables et décarbonées. Un autre milliard d'euros sera dédié à la création "d'instituts d'excellence" (encore !) pour regrouper (encore !) des chercheurs publics et des entreprises.
Mesure symbolique déjà commentée par les médias, le CEA, ce Commissariat à l'Energie Atomique soupçonné des pires dégâts environnementaux sur le plateau de Saclay et ailleurs, sera rebaptisé "Commissariat à l'Energie Atomique et aux Energies Renouvelables".
5. Numériser la société : 4,5 milliards d’euros
Au 21ème siècle, tout est numérique. L'emprunt national ne pouvait pas l'oublier. Un "fonds national pour la société numérique" sera créé, sous l'autorité du premier ministre, pour "numériser la société". Fichtre ! Pour équiper la France post-Hadopi de "Très Haut Débit" (THD, soit "environ 100 mégabits/seconde, voire davantage, avec un minimum de 50 Mb/s"), l'emprunt y consacrera 2 milliards d'euros. Le fonds interviendra sous formes de prêts à des opérateurs privés, de subventions pour des projets de couvertures, et pour un partenariat public/privé visant à déployer un satellite pour apporter le THD à 750 000 foyers en zone rurale. Vous avez bien lu. On va lancer un satellite dans l'espace pour moins d'un million de Français...
Le plus drôle/triste est ailleurs : l'Etat consacrera 2,5 milliards d'euros à ce fonds pour qu'il stimule les "services, usages et contenus numériques innovants". Kessako ? Les communicants de l'Elysée précisent : "La viabilité économique de cette nouvelle infrastructure très haut débit dépend des nouveaux services, usages et contenus numériques qu’elle permettra de faire émerger". C'est pas tout de construire des tuyaux, encore faudrait-il y faire passer des contenus... Sarkozy reprend des conclusions de la commission Juppé/Rocard, comme la création de "grandes centrales numériques de calcul et de stockage, dans le contexte de l’émergence de l’informatique en nuage".
Au total, la présentation du Grand Emprunt n'a pas déçu. Elle fut presque drôle, tant il était amusant d'entendre Nicolas Sarkozy déclamer des priorités dont il ne comprenait qu'un mot sur deux. Elle fut également triste, quand il fallait se rappeler l'ampleur de l'endettement public à venir.
Pour faire oublier sa politique fiscale, Sarkozy voulait faire rêver avec des grands travaux high-tech et atomiques. Pas sûr que le piège fonctionne...