Un soir d’automne, le brouillard épais masque presque entièrement la rivière
Saïtama
Un moine et un jeune novice s’apprêtent à la traverser sur une barque
légère. Les flots sont jaunes et tumultueux, un vent violent s’est levé :
« Maître, je sais bien que l’on nous attend au monastère de Rishiko, mais ne
serait-il pas prudent de remettre notre visite à demain ? Nous pouvons manger
une boulette de riz, et dormir dans la hutte de branchages que j’aperçois
là-bas.
- “…”
Son maître gardant le silence, Kasuku se résigne à embarquer, et commence
à ramer.
On ne voit de l’autre rive qu’une ligne sombre perdue dans le
brouillard.
« Maître, la rivière est large et le vent qui souffle par le travers nous
empêche d’avancer à notre gré.
-” …”
Une dizaine de minutes s’écoulent qui semblent une heure à Kasuku.
Il rame en silence, le coeur inquiet.
Soudain, lâchant les rames, il se dresse, le bras levé :
« Maître, Maître ! Regardez cette barque qui émerge du brouillard, elle vient
droit sur nous !
-” …”
- Maître, elle va nous heurter, nous éventrer, nous allons chavirer.
Ohé, du pilote ! Oh, oh, du pilote ! Si je tenais celui qui gouverne cette embarcation,
je lui assénerais un bon coup de bâton qui lui ôterait l’envie de mettre en
danger de saints hommes comme nous…
- “…”
- Maître, voyez la barque approche, elle va nous éperonner de sa proue effilée.
J’aperçois maintenant le pilote, ce timonier assassin dort paisiblement !
- “…”
- Maître, la barque est tout près ! Par Brahma !
Que ce pilote criminel soit maudit,
que le cycle de ses renaissances s’étende sur un million d’années,
qu’il soit chacal, hyène, rat, punaise…
À l’instant du choc, un remous opportun, ou une manoeuvre habile du maître,
écarte le danger, et les deux barques indemnes poursuivent leur chemin.
-” Tu as observé l’intérieur de la barque, Kasuku ? demande le moine zen.
- Oui, Maître. La forme que je prenais pour un homme était un sac de grains.
- “Dis-moi, Kasuku, contre qui t’es-tu emporté ?”
(conte zen)