Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Je n’ai commencé à lire Brigitte Giraud que l’été dernier. La maison d’édition Stock m’avait gentiment envoyé ce roman dont la quatrième de couverture retint d’emblée mon attention. Pensez-donc : une histoire qui se déroule en Allemagne, dans la ville de naissance de Thomas Mann, mettant en scène une jeune fille au pair encore marquée par sa vie de famille que l’on devine oppressante. Cela me donna immédiatement envie. Comme je voulais entrer dans l’univers de cette auteure suite à la lecture du dossier que lui avait consacré Le Matricule des Anges, il était donc inutile de tergiverser.
La jeune fille au pair en question s’appelle Laura. Elle vient passer six mois dans la famille Bergen. Il y a Monsieur et Madame. Il y a aussi Thomas et Susanne, leurs enfants. Et même un chien du nom de Naphta. Nouvelle famille, nouveau pays, nouvelle langue. Rien de tel pour se sentir dépossédée. Dépossédée de soi, dans une lutte contre l’environnement. Car il s’agit d’un combat pour se faire comprendre, se faire accepter, se faire respecter aussi. Brigitte Giraud sait montrer cette éclosion. Cette nouvelle vie s’apprivoise avec le temps.
Je redescends dans ma chambre au sous-sol, ouvre le vasistas et la température chute bientôt de plusieurs degrés. Je secoue mes draps dans mes huit mètres carrés et me fais un lit parfaitement agencé, une sorte de nid. Je garde le même jean et le même pull-over que la veille, je m'allonge, mets une cassette des Clash et commence à écrire une lettre pour mon frère. (...) J'ai besoin de penser dans une langue qui est la mienne, de choisir chacun de mes mots pour dire au plus juste ce que je ressens. Parce que, en allemand, j'ai l'impression que ma pensée se rétrécit, je perds de mon acuité, je me laisse gagner par une simplification du monde qui m'effraie. J'ai peur de me perdre, de perdre le sens des mots, j'ai peur de disparaître.
Ces lignes me semblent importantes en tant qu’elles montrent bien l’univers « giraudien » : l’univers clôt, rétréci, où la musique est présente – il y a de très nombreuses références à cet art dans les romans de l’auteure -. Et puis, il y a cette allusion à la disparition.
Le frère aîné à qui écrit Laura s’appelle Simon. L’autre, Léo, est mort. On comprend en peu de temps d’où vient la narratrice. Ce à quoi elle échappe. Pas besoin de grande tirade ici. L’essentiel s’offre vite au lecteur. Comme s’il fallait se débarrasser de toute fioriture.
J’assimile cette histoire à un roman d’apprentissage, ce Bildungsroman dont Goethe fut l’un des plus merveilleux porte-drapeaux. Elle mue, Laura, même si elle ne le sait pas encore.
Je suis à la merci des autres, ils disposent de moi et je n'aime pas cette sensation de vide qui me gagne, cette impression de flotter, de me dissoudre dans la vie des autres, dans l'étrange réalité de leur existence.
Plus loin :
J'accentue le tableau en dessinant un trait noir sous mes yeux, et la fille qui apparaît dans le miroir n'est plus tout à fait la même. Une adolescente qui en a terminé avec l'adolescence mais ne sait pas ce qui l'attend après. Une habituée des tempêtes et des non-dits, des départs et des trous d'air. Il faudra que je me prenne en photo pour l'envoyer à Simon. J'ai deux choses à accomplir pour demain : acheter un foulard et trouver un photomaton.
Il y a quelque chose qui me frappe toujours chez cette auteure : la force de ses personnages. Jamais ils ne semblent baisser les bars. Voilà des héros du quotidien, même si le chemin pour s’en sortir est parsemé d’embûches.
Rien ne s'amorce ici, rien ne me tient, rien ne me dit que quelque chose va prendre corps. Tout semble inerte et lourd, destructuré et pesant, imprécis, tout semble aléatoire.
C'est l'inverse de la maison où tout était orchestré selon un ordre parfait, les horaires, les habitudes, les repas, tout savamment agencé, comme préparé à l'avance, maîtrisé.
Il y a donc de la volonté ici. Mais il ne s’agit pas de cette volonté d’entrepreneur qu’on nous sert à longueur de journée et qui prétend transformer les êtres en surhumains. Non, ce dont nous parle Brigitte Giraud c’est de la volonté d’être un humain décent. Les personnages font ce qu’ils peuvent. Et c’est bien ainsi. Ainsi quand il s’agit de communiquer. Communiquer et donc dévoiler ses faiblesses :
Savoir parler une langue étrangère, c'est bien cela : être dans le confort de la demi-teinte, dans le doigté de la nuance.
Au fil des pages, Laura se transforme tout en restant elle-même. Elle a du mérite oui, avec cette famille française qui, on le devine, entrave sa légitime quête. Elle explore une autre voie, un itinéraire que l’on pourrait qualifier de « délestage ». La tâche est immense car Laura semble avoir sa famille à charge.
(...) je me demande comment fait Simon pour supporter cela, l'insignifiance des propos de ma mère, sa façon de masquer l'essentiel (...) »
Ce livre est mouvement. Mouvement de l’adolescence vers l’âge adulte. Mouvement d’un pays à l’autre. Mouvement intérieur également puisqu’il s’agit pour Laura de prendre son envol. C’est donc plus globalement qu’il faut comprendre le passage de la frontière est-allemande effectué par les personnages du livre, avec cette magnifique mise en perspective d’un mot :
Des panneaux accrochés au grillage mettent en garde celui qui aurait l'idée de le franchir, et je reconnais bien le mot « Lebensgefahr » qui signifie « danger de mort » alors que « Leben » veut dire « vie ». Question de logique. Danger pour la vie.
Ce mouvement n’est pas linéaire. Et il faut rendre grâce à l’auteure de nous rappeler, par des scènes de vie en apparence insignifiantes, que cette quête personnelle ressemble parfois à une marche-arrière. Ainsi quand Laura perd Susanne dans la forêt :
(...) ce n'est plus Susanne que je cherche mais Léo (...)
Autre chose qui retient mon attention ici : la franchise. Brigitte Giraud expose ses personnages et donc elle-même à ses peurs, ses angoisses récurrentes. L’obstacle, elle le prend de face, elle ne le contourne jamais.
Mais la vraie mort, celle qui n'est pas dans les livres, je me demande comment on la traverse, et si on en sort un jour.
Dans cette histoire que je ne voudrais pas trop dévoiler, on comprend que Laura n’est pas seulement une fille au pair, mais peut-être aussi et avant tout « au père ». Le face-à-face, dans la « deuxième » partie du livre est un véritable huis-clos. Une sorte d’intérieur de l’intérieur en quelque sorte.
Ne cherchez pas ici de vainqueur. Il n’y en a pas.
Les premières lignes laissent penser qu’il pourrait s’agit d’une variation sur le thème de l'amour. Brigitte Giraud se promène encore une fois avec son « bistouri » comme si elle voulait ausculter au plus près ce sentiment qui vient mais aussi qui s’en va. Ainsi quand elle fait référence à l’affaire Marie Trintignant et qu’elle nous parle de ce goût pour les choses qui finissent bien, sur les mots utilisés à ce moment-là par les journalistes. On ne parle pas vrai quand on parle d'amour, dit-elle. Comment ne pas souscrire ?
Mais n'oublions pas qu'il s'agit tout de même d’un roman – même si je me méfie de plus en plus de ce mot fourre-tout car chez Brigitte Giraud où est l’invention, où est le réel ? -.
De quoi s’agit-il donc ici ? D’un couple, vu, encore une fois de l’intérieur. Nous, lecteurs, sommes les mouches qui arrivons à nous glisser dans l'intimité, tout voir. Mais sans jamais avoir l'impression de faire du voyeurisme.
Nous allons réunir les enfants, ce soir, avons-nous décidé, avant ou après le repas, nous n'avons pu choisir. Nous allons nous installer tous les quatre dans le salon, ou autour de la table. Nous pensions éviter le soir, à cause de la nuit après. Nous voulions éviter le matin, à cause de l'école juste après. Nous voulions éviter de faire le malheur de nos enfants et pourtant, nous allons confirmer les statistiques. Nous allons tenter de relativiser en nous inscrivant dans le grand mouvement qui sépare les papas des mamans. Nous allons leur apporter la preuve que l'amour n'est rien, rien de ce qu'on nous a laissé croire. Nous allons couper court à leurs illusions, leur transmettre le goût de l'inachevé. Nous allons apparaître sous un jour nouveau, minables et coupables, approximatifs. Nous allons encore dire « nous », pour la dernière fois, ensuite nous parlerons comme tous les parents séparés, nous dirons « ton père », nous dirons « ta mère », et surtout nous passerons à la première personne du singulier. Nous tenterons de ne pas trahir notre amputation Nous allons encore dire « nous » ce soir, « nous devons vous parler », « nous avons décidé, papa et moi ». Nous avons décidé de ne plus dire « nous », c'est une contrainte nouvelle, une sorte de jeu, c'est un grand jeu de piste au fond de la forêt, vous verrez, vous allez vous amuser beaucoup. »
Le mari est trop occupé à organiser ses colloques d'écrivain. Voilà la réalité. La réalité c’est aussi la rencontre avec un autre homme. Des petits faits donc. Banals direz-vous. Oui, mais cette banalité n’est pas anodine pour Brigitte Giraud. C’est justement ce qui fait la différence entre elle et nous « ses » lecteurs.
Un fait banal pour l’auteure est avant tout un fait. Donc, quelque chose qui compte. C’est en ce sens que la lecture de ses romans est utile. Parce que ces histoires permettent de remettre les pendules à l’heure. De revenir à l’essence même des choses, des relations. On lit ses livres et on se dit finalement que c’est la société qui est bancale et Brigitte Giraud nous aide à la voir ainsi.
Non, ce n’est pas normal un couple qui se sépare. Anormal de voir ces parents qui cassent leur union par un beau jour d’été, sur la côte d’Azur. Anormale cette situation où l’ancien mari vient chercher ses affaires mais repart finalement sans rien.
Le lecteur que je suis se nourrit d’une telle énergie déployée mais il lit aussi ce roman comme un appel au secours. Il y a de la fragilité dans cette écriture, un appel à prendre la narratrice dans ses bras et à la rabrouer gentiment quand elle se met à penser qu’elle pourrait être ridicule.
J'ose me tourner vers toi et te redire que je t'aime, j'ose quelque chose de ridicule, de démodé qui, en principe, ne fait pas littérature, comme l'on dit.
La tonalité me fait parfois penser à celle de Sue perdue dans Manhattan, un film d’Amos Kollek. Non, on n’a pas envie d’abandonner Brigitte Giraud ni ses personnages. Surtout quand, ici, contre toute attente, la narratrice nous dévoile un secret :
J'ai pris l'habitude de parler toute seule dans le noir depuis que tu n'es plus là.
On ne s’en serait pas douté un seul instant. C’est cela la marque des vrais humains : dire rarement, encaisser souvent.
Faut-il commencer la série Giraud par cet opus ? A en juger par le titre et l’histoire, assurément. Car l’apprentissage à la vie commence bel et bien ici.
La narratrice apprend donc. A lire :
Mon univers s'ouvre et se rétrécit.
L’apprentissage des lettres est celle des mots. Des mots qui servent à dire le monde. Dans sa face claire et dans sa face sombre.
Un monde où le danger existe. Je pressens, malgré la voix rassurante de ma première institutrice, que le groupe est une menace, une force aussi, une bête qui bouge, jamais assoupie.
Comment dire le monde ? Comment restituer au plus près cette exactitude, réduire cet écart entre le ressenti et la réalité « objective » ? Voilà un des thèmes posés par ce livre que j’ai lu, comme d’autres, dans un état de grande tension. Car on sent bien que les choses s’installent mais que le danger n'est pas loin. On est à chaque instant sur le fil du rasoir. Il faut être à l’affût. A tout instant la naïveté de la narratrice peut être chamboulée par une réalité crue.
Je mesure la différence entre ce que je dois écrire au tableau et ce que je ressens vraiment. J'apprends que les deux mondes peuvent exister ensemble, sans que cela se voie. J'apprends que l'on peut rire et être malheureux à la fois. J'apprends que l'on peut mentir sans avoir l'intention de mentir. J'apprends que l'on peut écrire je sans parler de soi.
La tension s’infuse d’autant plus que le monde de l’école devrait être, a priori, celui de la raison. Est-ce à dire que cette image est un trompe l’œil ?
Monde de la raison d’un côté donc. Monde de la réalité soi-disant rationnelle de l’autre. Comment lire autrement ce que la narratrice raconte quand elle évoque sa vie à la maison, standardisée ?
Les chambres font onze mètre carrés, sauf la chambre des parents qui en fait douze. Je partage mes onze mètres carrés avec ma sœur, mais elle n'habite pas toujours avec nous.
La narratrice a aussi un demi-frère. Si l’on voit bien que la narratrice le met sur le même plan que sa sœur, il n’en est pas de même avec la nouvelle moitié de son père, celle qu’elle désigne toujours de la même périphrase :
Celle qui n'est pas ma mère
Voilà donc campée la réalité de la narratrice. Le décor posé, comment faire pour atténuer au maximum cette douleur ? Comme je le disais dans la chronique précédente, il faut saluer l’envie de s’en sortir. D’où cette importance de l’école :
L'école et la maison sont des mondes incomparables.
L’école comme ensemble permet l’entrée dans la vie tout en s'en affranchissant. Elle rend possible la fabrication d'un monde à part.
Je peux inventer une histoire qui n'est pas la réalité.
Mais l'école est aussi un ensemble clôt. Qui peut-être dangereux. J’ai l’impression qu’ici Brigitte Giraud nous montre encore une fois le double aspect de cet apprentissage à la vie. Autrement dit, elle nous montre quand ça commence à clocher. Quand, dans cette phase, la plus belle des entreprises peut aussi s’avérer cauchemardesques.
Vous lirez sans doute avec effroi l’épisode de Maryse Blacher, cette copine de classe qui n’arrive pas à parler et dont la mère nettoie les toilettes de l’école. Les lignes qui suivent donnent l’impression d’un récit où la narratrice, vous l’aurez remarqué, interroge aussi son rapport à la violence. Nouvelle mise à nue, donc :
Nous sommes les témoins obligés et ressentons ce que nul n'accepte de ressentir : nous sommes excités à la vue de la souffrance de Maryse Blacher. Madame Durel nous a mis de son côté et nous nous en voulons, sans le savoir, nous nous faisons horreur. Nous détestons notre condition d'enfant. Nous apprenons la perversion. Nous apprenons le piège, le bourreau et la victime. Nous apprenons de quoi est capable l'homme.
Il y a toujours ce détail, cette minutie, ce travail d’orfèvre en somme.
Détails des sentiments, détails de la vie de tous les jours. Comme ça. Sans que ce soit trop visible. Et on se plaît à imaginer que Brigitte Giraud, si elle était metteure en scène, irait volontiers vers l’épure.
Dans ce roman il y a aussi de la musique en fond sonore. Cette fois, on n’est plus dans la noirceur des années 80. Ici, c’est plutôt Sheila, Joe Dassin, la musique classique, Frédéric François.
L’apprentissage continue donc. Jusqu’à ce que l’enfant n’en soit plus une. Jusqu’à ce que l’adulte prenne le relais :
Avoir quarante ans est une extravagance, une impossibilité.
A la veille de ce cap, je mesure moi-même la justesse de cette phrase.