Ainsi donc, il passait le plus clair de son temps à déambuler dans les lieux où il avait vécu. Déçu par ce fameux paradis dont on lui avait tant vanté les merveilles depuis sa plus tendre enfance, il préférait se promener dans les endroits qu’il avait aimés autrefois. C’est qu’il avait du temps pour flâner, maintenant, il n’y avait pas à dire ! C’est carrément l’éternité qu’il avait devant lui ! Mais jouir de l’éternité, c’est bien, certes, mais encore faut-il être vigilant et ne pas se laisser gagner par l’ennui… Il convient donc de s’occuper, sinon on risque de sombrer dans la mélancolie et pour longtemps encore. Se laissant guider par sa mémoire, il retournait donc dans les lieux qu’il avait connus, tentant de faire revivre en lui les impressions qu’il y avait éprouvées.
Parfois, rien n’avait changé et il lui arrivait même de croiser quelques protagonistes du temps de sa jeunesse. Bien sûr ils avaient vieilli et on comprenait, rien qu’à les regarder, qu’ils se rapprochaient eux aussi de l’issue fatale, mais le fait de les voir là, en chair et en os, en train de vaquer à leurs occupations, renforçait l’illusion que lui-même était encore en vie. Certes, il passait inaperçu au milieu d’eux, mais il lui semblait toujours qu’il aurait pu s’arrêter, leur mettre une main sur l’épaule et leur parler. « Comment vas-tu Jacques ? » « Et toi, Henri, toujours passionné par l’océan et ses lointains inaccessibles ? » «Tiens, Jean, c’est bien toi ? Et la petite Myriam, tu as fini par l’épouser, hein, sacré coquin ? » Certes, de telles conversations étaient impossibles, il le savait bien, mais à chaque fois il avait l’impression qu’il s’en serait fallu d’un rien pour que tout recommence comme avant. Ce n’était qu’une illusion, mais une illusion qui le rendait heureux et ma foi cela valait mieux que de s’ennuyer ferme dans le triste paradis du Bon Dieu.
D’autres jours, par contre, ses pas l’amenaient dans des endroits qu’il ne reconnaissait plus et c’était alors un choc car il se rendait compte qu’il avait beau être immortel, une partie de lui n’en avait pas moins irrémédiablement disparu. C’était alors comme s’il était mort une seconde fois. Comme ce jour où il se retrouva dans la prairie où avait été construite son école primaire. Il n’y avait plus rien, rien que des herbes même pas fauchées. C’était devenu un lieu sauvage, rendu à la nature. Les petits baraquements en bois où il avait appris à lire et à écrire s’étaient littéralement volatilisés, comme s’ils n’avaient jamais existé. Pourtant, que de souvenirs conservait-il en lui et comme tous les moments qu’il avait passés là lui étaient chers !
Il se revoit, suçotant son crayon tout en regardant, admiratif, ces étranges hiéroglyphes que le maître traçait au tableau noir. Et il se souvient parfaitement de son émerveillement quand, plus tard, il put commencer à déchiffrer ces étranges signes, qui se mirent subitement à former des phrases et, ô miracle, à prendre un sens. Et voilà que tout cela avait disparu, comme si cela n’avait jamais existé. Et le vieux maître, où était-il maintenant ? Mort aussi, évidemment. Pourtant, il lui semblait encore le voir faire la lecture devant la classe et raconter l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, qui se battait
Avait-il seulement existé ? La disparition de l’école laissait planer un doute… En réalité, il ne survivait plus que dans la mémoire de son élève mais le fait que celui-ci fût déjà mort réduisait la consistance de ce souvenir à pas grand chose. Quant à cet enseignement auquel le vieux maître avait consacré toute son existence, qu’en restait-il, finalement ? Un cahier d’écolier oublié dans un grenier, peut-être, et puis ces regrets du temps passé, exprimés par un fantôme. Autant dire rien du tout. C’était pourtant sur cette transmission du savoir qu’il avait bâti toute sa vie, y puisant non seulement la force de continuer mais même y cherchant la seule justification de son passage sur terre. Tout cela en pure perte, puisque tout avait disparu, le maître, l’élève et même la petite école en bois.