Tristan et Iseult, légende gallo-française, mythe celtique

Par Amaury Piedfer

Tous les peuples ont leur mythologie. Les Français ont la leur [1].
Tristan et Iseult est une très vieille légende de la « matière de Bretagne », c’est-à-dire originaire des pays de l’Ouest, Bretagne et îles britanniques, au parler resté celtique au Moyen-âge. Comme pour beaucoup des récits de ce type, la mise en forme écrite fut réalisée en France du Nord à partir du XIIème siècle (Chrétien de Troyes, notamment, en devint le modèle pour la légende arthurienne), sur la base d’une légende bien antérieure, nous y reviendrons.
Le caractère « celtique » du Tristan et Iseult tient bien sûr à cette origine géographique occidentale-insulaire, mais, plus encore, au vieux fonds celte véhiculé par la légende, reflet des mentalités, des croyances et de la vision du monde des anciens Celtes, ceux-là mêmes qui léguèrent à l’Europe la première grande civilisation bien connue de nous. En effet, non seulement la légende a des racines beaucoup plus anciennes que le Moyen-âge central qui vit sa rédaction et l’apogée de son succès (XIIème-XIIIème siècles), mais encore elle intégra nombre de schémas sociaux et symboliques hérités du temps de l’ancienne Keltia et qui ne se sont jamais vraiment éteints, parfois jusqu’à aujourd’hui.
Le récit
Les plus anciens textes, ceux de Béroul et de Thomas, situent l’essentiel du récit dans le royaume de Cornouailles, sous le règne du roi Marc, qui siège le plus souvent en la place forte de Tintagel. Tristan, le plus brillant chevalier de la cour, est le fils du roi de Loonois, mais aussi le neveu caché de Marc. C’est après seulement que ce dernier ait reconnu sa valeur que le héros dévoile ses origines.
Le royaume de Cornouailles, en conflit quasi permanent avec le puissant royaume d’Irlande, subit tous les quatre ans un terrible outrage dont Tristan va le libérer : fournir trois cents jeunes hommes et trois cents jeunes filles au roi d’Irlande. A l’issue d’un duel sur une île déserte, au large de la Cornouailles, qui oppose Tristan au Morholt, géant irlandais venu percevoir ce tribut, l’atroce soumission est enfin levée. Le champion irlandais trouve la mort dans le combat, Tristan s’en sort avec de graves blessures. Mourant, il est livré à la mer sur une barque, qui dérive jusqu’en Irlande. Là, secouru par la reine et sa fille Iseult, leur magie lui permet une guérison inespérée, mais il doit fuir pour ne pas être reconnu.
De retour à Tintagel, Tristan triomphe sur ses rivaux, nombreux et jaloux. C’est alors que le roi Marc, peu pressé de se marier, découvrant un cheveu d’or porté par deux hirondelles, émet le souhait d’épouser la femme à laquelle il appartient. Tristan révèle alors au roi que cette femme ne peut être qu’Iseult, fille du roi d’Irlande, et accepte de partir faire une offre de mariage au grand rival de Marc. En Irlande, Tristan obtient l’accord du roi Gormond, après avoir débarrassé le pays du terrible dragon qui le ravageait. La reine, et c’est le point central du récit, confie alors à Brangien, servante d’Iseult, un breuvage destiné à provoquer un violent amour entre sa fille et le roi Marc : il doit être bu par les deux époux le soir de leurs noces. Mais sur le voyage du retour, en mer, Brangien, peut-être par mégarde mais plutôt volontairement, offre le breuvage à Iseult et à Tristan : les deux jeunes gens sont alors liés pour trois ans par un amour souverain.
A la cour de Marc, Tristan devient alors l’amant d’Iseult, devenue l’épouse de Marc. Déjouant les pièges des barons du roi, le héros parvient à entretenir une relation durable et régulière avec la nouvelle reine de Cornouailles, malgré les épreuves et parfois l’exil qui lui sont imposés. Découverts, les deux amants sont condamnés par le roi Marc fou de rage, mais parviennent à s’enfuir. Ils mènent alors une vie sauvage dans la forêt, en compagnie de Gorvenal, le fidèle serviteur de Tristan, tant que le breuvage d’amour produit son effet. Enfin, Décidant que cette rude vie n’est pas digne d’Iseult, Tristan décide de la remettre au roi et lui-même s’exile en Bretagne. Là, à la cour du roi Hoël, il épouse Iseult aux Blanches Mains, mais refuse de consommer cette union, pour rester fidèle à Iseult la Blonde. Après quelques tentatives pour revoir cette dernière, Tristan affronte en Bretagne le géant Béliagog, dont il vient à bout. Mais, blessé par un pieux empoisonné, il se meurt sans revoir Iseult, qui avait entrepris de se rendre en Bretagne pour sauver son amant.

L’héritage celtique
Malgré un apparat plutôt médiéval, le récit de Tristan, par sa forme d’ensemble comme par nombre d’épisodes, représente l’un des vestiges les plus complets de l’ancien univers mental des Celtes.
En premier lieu, la structure d’ensemble du récit du Tristan et Iseult paraît issue d’un type narratif bien connu de la littérature épique de l’Irlande celtique : l’aithed (plur. aitheda), dont l’architecture fait toujours intervenir une reine amoureuse d’un fidèle ou d’un neveu de son époux, une liaison amoureuse illicite, confortée par un acte magique, le geis, la fuite des deux amants dans une forêt refuge, où ils sont traqués par le roi jaloux. Le roman de Tristan intègre l’ensemble de ces éléments et rappelle donc les aventures de Baile et Ailinn, Diarmed et Grainne, par exemple, mais aussi Mordred et Guenièvre, épouse du roi Arthur. Ces ressemblances trahissent un fonds commun et posent la question des origines de la légende de Tristan : nous y reviendrons.
Il y a plus : un grand nombre de détails ou d’épisodes particuliers renvoient au terreau culturel celtique sur lequel la légende a grandi.
Le roi Marc, tout d’abord, paraît bien l’héritier d’un ancien dieu-cheval celtique : c’est ce que suggère son nom même, formé sur le celtique markos, « le cheval », mais aussi le très étrange phénomène dont il est l’objet : il porte des oreilles de cheval qu’il doit s’efforcer de dissimuler. A n’en pas douter, nous avons affaire à un souverain dont la légitimité réside dans une ascendance divine, dans un ancêtre mythique du type dieu-animal. On se souvient alors de l’importance que revêt le cheval dans la sacralité indo-européenne et chez les Celtes, de la figure d’Epona, ou encore du dieu Rudiobus [2], dont une figurine était associée au trésor gaulois de Neuvy-en-Sullias (photo ci-contre).
Quand, au début de ses aventures, Tristan reçoit une atroce blessure du Morholt, il n’a d’autre recours que de se laisser dériver sur une barque dans l’espoir de quelque guérison : le héros se livre donc à ce que la tradition celtique (Irlande) appelle Imrama, un « voyage de guérison », dont la destination est une île merveilleuse où des fées et autres nymphes se chargeront de soigner le mourant. Dans le cas de Tristan, cette île sera l’Irlande, les fées la reine et sa fille ; l'île d'Avallon, destination finale du roi Arthur, en est un autre avatar.
C’est le jour de la Saint-Jean, c’est-à-dire au Solstice d’été, que les deux amants prennent le « boire herbé » que leur donne Brangien : le moment est propice aux actes magiques, renforcés par la puissance solaire, qui préside au moment crucial du récit. Le breuvage fait effet pendant trois ans, chiffre à haute valeur symbolique chez les Celtes, comme en atteste, par exemple le Tarvos Trigaranus (le Taureau aux Trois Grues) des Gaulois [3]. C’est donc trois ans plus tard, jour pour jour, lors d’un autre Solstice, que le breuvage perd son pouvoir sur Tristan et Iseult, dont la vie bascule à nouveau. Entre ces deux Solstices, les amants sont contraints de s’unir une fois par Lune : ce rythme renvoie à l’ancien calendrier luni-solaire des Celtes et aux rites qui y étaient associés, comme le laisse entrevoir le calendrier de Coligny (photo ci-contre). Dans cette optique, on pourrait voir en Tristan une image de la Lune, illuminée à intervalles régulier par la solaire Yseult la Blonde.
L’au-delà que Tristan décrit à Iseult, pour la réconforter dans un temps d’épreuves, renvoie très certainement à une conception celtique de la mort, bien éloignée du paradis chrétien : les deux amants iront vivre pour l’éternité dans un palais de verre, au-dessus des nuages, où le soleil irradie en permanence, et où les chants d’oiseaux forment une merveilleuse mélodie.
Le pouvoir des héros morts intervient pour sauver Tristan : quand il lui faut sauter par la fenêtre de la chapelle pour échapper à Marc, il retombe sur une « pierre lée », c’est-à-dire un dolmen, type de construction réputée dans le monde celte pour abriter les dépouilles d’anciens héros.
Le récit mentionne plusieurs duels ou actes solennels qui se déroulent au bord de l’eau, en particulier auprès de gués : ainsi du combat de Tristan et du Morholt, sur une île déserte au large de la Cornouailles ; ainsi des batailles livrées au milieu d’un gué par les troupes du roi Hoël de Bretagne, contre le géant Béliagog ; ainsi de la remise d’Iseult à Marc par Tristan, devant toute la cour du roi, au gué Aventureux ; ainsi enfin du serment prêté par Iseult à Marc, près du gué du Mal Pas, en présence du roi Arthur et de sa cour. Or, les gués avaient sans aucun doute une valeur magique et sacrée chez les anciens Celtes, comme en témoignent les nombreuses découvertes d’offrandes d’armes (souvent pliées volontairement, c’est-à-dire soustraites à l’usage des hommes), mais aussi certains toponymes, comme Augustoritum (Limoges), « le gué d’Auguste ».
On retrouve le rôle sacré des eaux dans la configuration du verger du palais de Tintagel : dans le verger, entouré d’une haute palissade, à la manière d’un sanctuaire de l’âge du Fer [4], se trouve un grand pin, au pied duquel surgit une source recueillie dans une vasque de pierre, lieu de rendez-vous des amants. L’arbre, la source et la pierre sont trois éléments récurrents des sanctuaires celtiques, tels qu’ils sont décrits dans la matière de Bretagne médiévale.
On retrouve également dans la légende de Tristan la célèbre habitude celtique de couper les têtes des ennemis vaincus au combat, ce dont témoignent abondamment les sources littéraire ; par exemple, l’épisode de la victoire gauloise du lac Trasimène, en Etrurie, en 217 av. J.-C., lors de laquelle le consul Caius Flaminius perdit la vie… et la tête [5] (tableau ci-contre : œuvre de Joseph-Noël Sylvestre), mais aussi l’archéologie, qui a livré des constructions destinées à accueillir des crânes, comme sur les oppida gaulois de Roquepertuse ou d’Entremont, ou encore à Glanum, ainsi que des représentations figurées de guerriers arborant des têtes coupées (Entremont) [6]. C’est à une pratique similaire à laquelle se livre Gorvenal, l’écuyer de Tristan, lorsqu’il décapite un ennemi de ce dernier et place la tête au poteau central de sa cabane, au cœur de la forêt du Morois qui sert de refuge à Tristan.
La tenue vestimentaire de Tristan se rapproche plus de celle d’un guerrier celte que de l’habit d’un chevalier médiéval : on apprend ainsi que le héros porte des braies, pendant la période où il a trouvé refuge dans la forêt du Morois pour échapper au courroux de Marc. Décrit par les auteurs anciens, ce vêtement gaulois se trouve sur plusieurs représentations figurées antiques.

L’élaboration du récit

Quelle est la source du roman de Tristan ? Dans quel contexte a-t-il été élaboré ?
Les noms des principaux protagonistes donnent à cet égard de précieux indices. Le père de Tristan, Rivalen dans les textes français, se nomme Tallwch dans la légende galloise. Or, les annales irlandaises (de Tigernach, d’Ulster), font connaître une succession de souverains pictes (Ecosse) portant les noms de Drest, Drust, Drostan, mais aussi Talorc. En 780-785, le roi des Pictes est ainsi Drest filius Talorgen, Drest fils de Talorc. Il est donc fort probable que le personnage historique à l’origine du légendaire Tristan fut ce roi picte du VIIIème siècle ; nous ne savons rien de ce roi, faute de sources écrites et faute de tradition locale, puisque le royaume picte fut complètement démantelé et sa population presque exterminée au siècle suivant, dans une bataille qui l’opposa au roi des Scots Kenneth II. C’est ensuite au pays de Galles que la légende de « Drystan », devenu « Tristan » en langue française, s'élabora en intégrant peu à peu des éléments à forte valeur symbolique pour les populations de souche celtique, dans la structure du récit comme dans les références plus ponctuelles, d’abord en Grande-Bretagne, puis en France, où, si la langue n’était plus vraiment celtique, les mentalités restaient profondément imprégnées de la vision du monde celte, comme l’ont récemment démontrés les travaux de Philippe Walter, entre autres [7]. Ne soyons donc pas surpris que les Gaules, devenues le royaume de France, jouèrent le rôle de pôle de diffusion en Europe des légendes celtiques.
Revanche sur l’Histoire, juste retour des choses ou transmission comparable à d’autres, à chacun de voir le phénomène comme il l’entend !
Dans tous les cas, on comprend le succès constant de la légende de Tristan : au-delà du modèle courtois, du roman de chevalerie, elle trouvait un écho particulier dans des esprits encore structurés par les anciens mythes de l’Europe celtique, dont la Gaule avait été le cœur. L’exotisme relatif de Tristan n’est donc qu’un mince vernis, qui n’enlève rien à la force des liens qui unissent le héros à la nation gauloise.
Amaury Piedfer.
Bibliographie

- R. Louis, Tristan et Iseult, édition traduite et commentée, Paris, 1972, p. 253-301 [un commentaire magistral, auquel nousdevons beaucoup].
- M. J. Green, Mythes celtiques, Paris, 1995.
- J. Lacroix, Les noms d’origine gauloise, III, La Gaule des dieux, Paris, 2007.
- J.-P. Persigout, « Tristan/Drustan », Dictionnaire de mythologie celtique, Paris, 2009, p. 386-388.
- On signalera également la parution récente d’un numéro de l’Art de l’enluminure (n° 30, sept.-nov. 2009), consacré au roman de Tristan, qui reproduit l’iconographie d’un manuscrit français du XVème siècle, accompagnée de résumés du récit.


Notes[1] Cf. Cicéron : « Tous les peuples ont leur religion. Nous avons la nôtre ».
[2] J. Lacroix, Les noms d’origine gauloise, III, La Gaule des dieux, Paris, 2007, p. 102-107, sur l’importance du cheval dans la sacralité gauloise.
[3] Il s’agit de l’une des divinités représentées sur le célèbre « Pilier des Nautes » parisien, édifice de l’époque de l’empereur romain Tibère (14-37 ap. J.-C.).
[4] Voir par exemple J.-L. Brunaux, « Religion et sanctuaires », dans Religion et société en Gaule, Catalogue de l’exposition au Musée gallo-romain de Lyon, 2006, Paris, p. 95-115.
[5] POLYBE, III, 17.
[6] D. Garcia, « Religion et société. La Gaule méridionale », dans Religion et société en Gaule, Catalogue de l’exposition au Musée gallo-romain de Lyon, 2006, Paris., p. 135-154, et en particulier p. 140-142.
[7] Voir sa récente étude de la Vie de Saint Bruno.