Décryptage avec le spécialiste de l'Iran, Christian Bromberger, professeur d'ethnologie à l'Université de Provence, et ancien directeur de l'IFRI (Institut français de recherche en Iran) de 2006 à 2008,
Cela fait maintenant plus de six mois que les Iraniens manifestent contre le gouvernement. C'est une surprise pour tout le monde ?
Le mur de séparation entre espace privé et espace public est tombé. Il fut un temps où les Iraniens se confinaient à l'espace privé pour débattre et exprimer leurs critiques envers le gouvernement. Cette fois-ci, on assiste à une reconquête des espaces communs, y compris dans des villes aussi traditionnelles que Qom, où viennent d'avoir lieu les funérailles de l'ayatollah Montazeri ! Ca veut dire que le mouvement s'est enfoncé jusque dans les lieux profonds du pouvoir et de la révolution islamique. A ce titre, l'ayatollah Montazeri symbolise cette évolution. D'abord nommé comme dauphin de Khomeiny, il tomba en disgrâce à la fin des années 80 pour avoir dénoncé les exécutions d'opposants. Après une retraite forcée, il se mit progressivement à multiplier les critiques contre les turpitudes du régime.
L'ayatollah Montazeri incarnait le courant religieux progressiste. En face de lui, d'autres ayatollahs, comme Mesbah Yazdi - qu'on dit être le mentor d'Ahmadinejad - défendent une vision plus radicale de l'islam. Peut-on parler d'une bataille ouverte entre deux écoles de pensée religieuses ?
Je dirais même trois écoles de pensée. La première, c'est toute cette nébuleuses de clercs qui, comme l'ayatollah Montazeri, sont pour l'assouplissement du velayat-e faghi (ndlr : la souveraineté du guide suprême). C'est une tendance à laquelle s'est ralliée l'ayatollah Rafsandjani, ex-président de la République islamique, qui suggère que le guide soit remplacé par une assemblée collégiale, et qui propose que cette dernière réduise son ingérence dans les affaires politiques. C'est une mouvance de type quiétiste. La deuxième, c'est la mouvance « hodjatieh » qui gravite autour de l'ayatollah Mesbah Yazdi. Il s'agit d'un courant islamiste extrémiste auquel adhère Ahmadinejad et dont l'influence s'est dernièrement renforcée dans les sphères du pouvoir, notamment chez les Gardiens de la révolution et les bassidjis, les miliciens islamistes. En fait, les « hodjatieh » représentent un défi au khomeynisme car ils ne reconnaissent pas le velayat-e faghi. Selon eux, seul l'imam Mehdi (ndlr : le douxième imam chiite, ou imam caché) peut endosser ce rôle suprême, et il faut attendre son retour sur terre pour instaurer la justice. Résultat : l'ayatollah Khamenei -qui incarne la troisième mouvance, plus traditionnelle - se retrouve dans une situation inconfortable. Son pouvoir, qu'il doit au système du velayat-e faghi, est menacé des deux côtés.
Ces tensions n'ont-elles pas toujours existé depuis l'avènement de la République islamique, en 1979 ?
Ces débats ne sont pas nouveaux. Mais jusqu'ici, tout le monde adhérait à une certaine unité de corps. Les discussions étaient confinées à des réunions à huis clos, à des échanges de lettres, à des visites respectives...Mais depuis la contestation du scrutin du 12 juin, cette fameuse « unité de parole » (« vahdat e kalamé ») est brisée. Lors de la répression des émeutes étudiantes de 1999, le président réformiste Mohammad Khatami aurait confié à sa cousine qu'il n'était pas intervenu car il fallait « sauver la République islamique ». Cette fois-ci, il y a une vraie cassure. Et elle est visible. On l'a vu avec les déclarations de Rafsandjani qui, lors d'un prêche à la prière du vendredi, osa dénoncer ouvertement les arrestations. Ou encore avec le boycottage de la cérémonie d'investiture d'Ahmadinejad par certains clercs influents. Jamais les divisions n'ont été aussi transparentes.
Comment voyez-vous l'évolution du mouvement de l'opposition ?
Le cycle me semble engagé, surtout quand on voit avec quel courage tous ces jeunes descendent dans la rue, en faisant face aux coups des bassidjis. Ca peut prendre des années. Mais ça peut également éclater à tout moment. Les occasions ne manquent pas. Samedi, les Iraniens vont manifester à l'occasion des fêtes de l'Ashoura (ndlr : cérémonies chiites marquant le deuil de l'imam Hossein). Ensuite, il y aura le 22 Bahman (l'anniversaire de la révolution, le 11 février)... Un changement semble inéluctable, même s'il y a un risque, aussi, que tout se termine en bain de sang.
Légende photo : De nombreux jeunes et femmes avaient fait le déplacement jusqu'à Qom.
Crédit photo : Arash Ashooniria (cliquer ici pour accéder à son site web).