Cette semaine les deux grandes compétitions de la fin d’année se sont achevées. L’une s’est déroulée en Sibérie Occidentale, dans la sainte mère patrie échiquéenne, la Russie. L’autre a eu lieu à Londres, qui renoue avec les grands tournois après 25 ans d’absence et 23 ans après le match Kasparov-Karpov.
Coupe du Monde d’Echecs. Boris Gelfand vainqueur.
A Khanty-Mansiïsk, ville d’environ 68 000 habitants, la FIDE a organisé sa troisième Coupe du Monde. L’épreuve est qualificative pour le prochain cycle mondial mais les principaux ténors ne sont pas présents. Pas de champion du monde, l’Indien ‘Vishy’ Anand, ni l’autre finaliste de l’actuel cycle mondial, le Bulgare Veselin Topalov. Pas non plus de Magnus Carlsen, ni de Vladimir Kramnik, l’ancien champion du monde (pour les deux on y reviendra).
Il n’est pas moins vrai que la compétition reste relevée. 128 joueurs sont qualifiés et le tournoi se déroule sur 3 semaines et sept tours par élimination directe. Les six premiers tours se jouent au meilleur de deux parties longues et la finale en quatre. En cas d’égalité, les deux joueurs doivent disputer une série de 4 parties semi-rapides de 25 minutes avec incrément de 10 secondes par coup joué, puis encore 2 parties blitz si l’égalité persiste et enfin un blitz mort subite : les Blancs doivent gagner pour se qualifier mais ils disposent de 5 minutes de réflexion contre 4 aux Noirs, un incrément est ajouté à partir du 61ème coup joué. Chose étonnante, la FIDE s’est trompée dans son règlement en indiquant 4 parties semi-rapides de départages au lieu des 2 qui se jouaient lors des précédentes éditions.
Le format de la compétition est très critiqué car il ne favorise pas toujours le joueur objectivement le plus fort. En parties longues, la prise de risque se paie très cher et la possibilité de se rattraper est hautement limitée. C’est la raison pour laquelle de nombreux matches sont allés au départage. Dans ce cas, le joueur présumé le plus faible a plus de chances qu’en parties classiques. En 2005, l’Arménien Levon Aronian (qui a remporté avant la fin le Grand Prix FIDE 2008-2009) s’était imposé. En 2007, l’Américain Gata Kamsky signait un magnifique retour au premier plan après une retraite entre 1996 et 2005.
La surprise philippine.
Les sensations tombent à chaque tour. Au premier, il n’y a qu’une seule surprise. Sergei Movsesian (2718 Elo, Rép Tchèque) est éliminé par l’inconnu Chinois Yu Yanghi (2528). Quelques jeunes vedettes sont sorties dès le premier tour contre des plus forts qu’eux. C’est le cas de la chinoise Hou Yifan contre l’Allemand Naiditsch. Quant aux quatre français engagés (Maxime Vachier-Lagrave, Etienne Bacrot, Vladislav Tkachiev et Laurent Fressinet), ils connaissent des fortunes diverses : Fressinet tombe dans les semi-rapides contre Evgeni Alekseev (2715 Russie). MVL doit aller en départage pour vaincre l’Allemand Meier tout comme Tkachiev contre le Vietanmien Le Quang et Etienne Bacrot bat l’Indien Sasikirian 2-0.
Au deuxième tour, plusieurs sérieux favoris sont éliminés. Alexandr Morozevitch, Teimour Radjabov, Vasili Ivantchuk et Lenier Dominguez (respectivement tête de série 4,5,6 et 15) sont sortis. La performance revient au Philippin Wesley So, 16 ans, qui écarte Ivantchuk de 24 ans son aîné. Totalement dégoûté, l’Ukrainien annonce sa retraite de la compétition mais se rétracte quelques jours plus tard, expliquant que la déception avait poussé à une déclaration précipitée. Les Français ne sont plus que deux après ce tour : Tkachiev a été éliminé par Alexander Grischuk, tête de série numéro 8 (2736 Elo Russie) dans les parties longues
So n’a pas fini de surprendre. Il sort le vainqueur de l’édition 2007, Gata Kamsky (ce qui a peut-être influencé Ivantchouk). Le duel du tour oppose la tête de série numéro une l’Israélien Boris Gelfand à la meilleure joueuse de tous les temps, la Hongroise Judith Polgar. Chacun s’impose dans les parties longues mais le vétéran triomphe nettement dans les parties semi-rapides. Le troisième tour offre un match France-Chine : Bacrot contre le solide Wang Yue et Vachier-Lagrave contre l’autre surprise Yu (cité plus haut). Mais les tricolores l’emportent : 1,5-0,5 pour le champion du monde junior, 3,5-1,5 pour le sextuple champion de France (premier cité).
Le quatrième tour resserre l’élite et marque la fin des parcours des surprises. So s’écroule en parties semi-rapides contre le Russe Malakhov. Le duel du tour oppose les russes Grischuk et Jakovenko (2736 chacun) : après 6 nulles, le second l’emporte dans les deux blitz. Ces huitièmes de finale signifient aussi la fin de parcours des Français. Maxime Vachier-Lagrave craque dans la 8ème partie contre Boris Gelfand après 7 nulles. Bacrot tombe après 5 nulles et une sixième partie perdue contre l’ancien champion du monde FIDE, l’Ukrainien Ruslan Ponomariov (très à l’aise en parties rapides).
En quarts de finale, Gelfand élimine Jakovenko 3,5-1,5 : 3 nulles d’abord et deux victoires ensuite. L’autre joueur le mieux classé du tournoi, l’Azerbaïdjanais Vugar Gashimov (2758 comme Gelfand), perd sur la même marque contre Ponomariov. Le énième duel russe voit l’élimination de Peter Svidler contre Vladimir Malakhov (1,5-0,5). Dans le dernier quart, l’Ukrainien qui joue désormais pour la Russie, Sergey Kariakin écarte l’autre Azerbaïdjanais Shakryar Mamedyarov 1,5-0,5.
Les demi-finales opposent Boris Gelfand à Sergey Kariakin et Ruslan Ponomariov à Vladimir Malakhov. C’est un désastre pour les deux russes qui sont éliminés. Kariakin est facilement vaincu dans la première partie contre Gelfand ; obligé de gagner dans la deuxième pour forcer un départage, il rate une combinaison et perd de nouveau. L’autre demi est beaucoup plus incertaine : deux nulles dans les parties longues, puis Malakhov gagne la première partie de départage. Mais Ponomariov remporte les trois suivantes et s’impose 4-2.
La finale.
La finale de la Coupe du Monde. Boris Gelfand à gauche contre Ruslan Ponomariov à droite.
Elle oppose deux joueurs d’expérience habitués à ce genre de situation. Gelfand (2758) fait partie de l’élite mondiale depuis vingt ans même s’il n’a jamais pu disputer une finale de championnat du monde ; il termina quand même deuxième du championnat du monde 2007 à Mexico derrière Anand. Ponomariov (2739) est un expert de cette formule, gagnant de la sorte le championnat FIDE 2002.
Les 4 parties longues sont nulles. Les départages en parties semi-rapides tournent à l’avantage de Gelfand : il annule les parties 5 et 7 avec les Noirs et gagne la 6ème avec les Blancs. Ponomariov fait preuve d’un extraordinaire sang-froid pour gagner la 8ème, avec les Noirs, contre un joueur difficile à bousculer quand il a les pièces blanches.
Il faut alors disputer les blitz. Le premier est gagné par Gelfand avec les Blancs, Ponomariov égalise dans le suivant. Le troisième est gagné à nouveau par l’Israélien qui s’impose dans le quatrième et remporte la Coupe du Monde par un total final de 7 à 5. La victoire est revenue au vétéran de l’épreuve (41 ans) qui a dédié son succès à sa mère qui fêtait son anniversaire.
Ce succès lui permet de se qualifier directement pour le tournoi des candidats du prochain cycle mondial. Ce tournoi rassemble huit joueurs dont le vainqueur affrontera le champion du monde désigné après le match Anand-Topalov qui se disputera à Sofia en avril 2010 (Le contrat a été signé ce vendredi). Gelfand sera accompagné de Gata Kamsky (finaliste du cycle des candidats), de Levon Aronian (vainqueur du Grand Prix FIDE), du vaincu du match Anand-Topalov, des deux joueurs les mieux classés en moyenne entre juillet 2009 et juillet 2010 (vraisemblablement Carlsen et Kramnik), plus le deuxième du Grand FIDE et un joueur à plus de 2700 nommé par le comité d’organisation.
London Chess Classic. Tournoi historique pour Magnus Carlsen.
Alors que se terminait la Coupe du Monde, Londres accueillait son premier grand tournoi depuis 25 ans. En 1984, Anatoli Karpov avait facilement gagné son dernier tournoi avant de disputer son match marathon contre Garri Kasparov. Dans les années 1980, l’Angleterre était une nation forte des Échecs mondiaux. L’équipe termina plusieurs fois deuxième des Olympiades derrière l’URSS, dont en 1986 où tout s’est joué sur la dernière ronde et un match controversé entre l’URSS et la Pologne (devant gagner 4-0, l’URSS de Kasparov et Karpov l’emporta sur ce score alors que des soupçons de complaisance des Polonais ont été avancés). Mais l’Angleterre a souffert d’un manque de renouvellement de son élite. Aujourd’hui, seuls Michael Adams (36 ans) et Nigel Short (44 ans) font encore partie de l’élite mondiale. Les jeunes n’arrivent pas à prendre assurément la relève.
Le tournoi oppose huit joueurs en sept rondes. Quatre joueurs anglais sont opposés à quatre joueurs étrangers.
Les Anglais sont :
- Nigel Short (2707). Un des meilleurs joueurs occidentaux dans les années 1984-1993. Il est le seul joueur autre que Kasparov à avoir battu Anatoli Karpov en match pour le championnat du monde (en 1992). Finaliste du championnat 1993 et écrasé par Garri Kasparov.
- Michael Adams (2698). Solide joueur anglais, il a été un très sérieux espoir. Il n’a jamais eu de chances sérieuses de remporter un championnat du monde mais pendant une bonne dizaine d’années, il a été des grands tournois internationaux.
- Luke McShane (26 ans, 2615). Ancien grand espoir des Échecs anglais au début des années 2000, il a préféré suivre un cursus universitaire et il travaille actuellement pour une grande banque (dont les initiales sont GS pour ne pas froisser mon lecteur favori). On peut le considérer comme un amateur.
- David Howell (18 ans, 2597). Double champion britannique en parties semi-rapides et champion britannique en parties longues en 2009. C’est la relève même si le championnat du monde junior (gagné par Maxime Vachier-Lagrave) ne s’est pas bien passé pour lui (perdant nettement contre le Français)
Les étrangers.
- Magnus Carlsen (Norvège, 19 ans, 2801). Le Norvégien est l’incontestable homme des trois derniers mois : une victoire éclatante à Nankin (voir article insipide en question), deuxième au Mémorial Tal à Moscou (malgré la grippe) et champion du monde de parties blitz. Il vient à Londres pour chercher une virtuelle place de numéro un mondial.
- Vladimir Kramnik (Russie, 34 ans, 2772). Le seul à avoir battu Garri Kasparov en match (terminé) et qui l’a détrôné en 2000. Kramnik a connu plutôt des bas ces dernières années, perdant nettement le championnat du monde 2008 contre Anand. Mais le Russe, installé à Paris, est en forme : il a gagné le Mémorial Tal quelques semaines plus tôt.
- Hikaru Nakamura (22 ans, Etats-Unis, 2715). Surnommé le Samouraï en raison de son origine japonaise et de son style extrêmement offensif. Le joueur d’Evry Grand Roque a l’occasion de disputer un grand tournoi après sa victoire à San Sébastien au mois de juillet.
- Ni Hua (26 ans, Chine, 2665). Le moins connu et sans doute le moins fort de cette redoutable génération chinoise qui émerge depuis 3-4 ans. Vainqueur du tournoi du Nouvel An de Reggio Emilia en 2009, champion de Chine en 2008.
Le tournoi appliquait la règle dite de Sofia. Le système d’attribution des points est équivalent à celui du football (3-1-0) au lieu de l’habituel 1-0,5-0.
Carlsen lâche tout le monde.
La première ronde oppose les deux favoris, Kramnik et Carlsen. Le Norvègien, qui a les Blancs, domine l’ancien champion du monde qui semblait un peu mieux parti. Dans le jeu de position, le Norvégien a énormément progressé depuis quelques mois. Le travail avec Garri Kasparov continue de produire ses fruits. McShane surprend Short alors que les deux autres parties sont nulles. Nakamura semble avoir gâché la victoire par un manque de technique en fin de partie.
Dans la deuxième ronde, les deux leaders (Carlsen et McShane) s’affrontent. Carlsen a tiré le numéro 1 et double les Blancs dans les deux premières parties. Le Norvégien pousse McShane dans ses retranchements et l’Anglais doit céder petit à petit. C’est une deuxième victoire pour Carlsen. Kramnik fait parler sa science du jeu contre Ni Hua et les autres parties sont nulles.
Troisième ronde. Kramnik gagne avec les Noirs contre McShane qui évite les grandes lignes théoriques (faute de temps pour les analyser sans doute). Carlsen domine le jeune David Howell mais manque la concrétisation. Les autres parties sont nulles mais Carlsen avec 7 points est suivi par Kramnik qui a bien récupéré (6 points). Le scénario attendu se déroule.
Dans la quatrième ronde, toutes les parties sont nulles. Mais le tournoi est combatif : peu de courtes nullités et même ce jour, la plus courte atteint le 40ème coup. Carlsen n’arrive pas à vaincre Nakamura et Kramnik n’est pas parvenu à déstabiliser Michael Adams.
La cinquième ronde est pratiquement décisive. Carlsen gagne avec les Noirs contre Ni Hua, peu en forme. McShane surprend Nakamura. Kramnik joue une défense solide (trop solide pour gagner) et ne peut vaincre Howell ; les vétérans Adams et Short annulent. Carlsen mène avec 11 points, Kramnik suit à 3 points comme McShane.
Sixième ronde. Kramnik bat Short. Carlsen bute à son tour sur Adams et Ni Hua se reprend en écartant McShane avec les Noirs. Le suspens rebondit : Carlsen n’a plus qu’un point d’avance sur Kramnik (12 contre 11).
Septième ronde. Les deux leaders ont les Noirs. La tâche de Kramnik est plus difficile : il doit vaincre Nakamura, Carlsen devant jouer Short. Kramnik renonce au 34ème coup en annulant avec l’Américain, malgré la pression qu’il a imposé. Carlsen mène la vie dure à l’Anglais, a peut-être raté quelque chose mais la nulle lui permet de gagner le tournoi. Enfin Howell gagne avec les Noirs contre Ni Hua et Adams en gagne enfin une contre McShane.
Tout ceci donne le classement final. Je donne le total des points officiels et entre parenthèses le total de points selon le système classique.
- Carlsen 13 points (5). 3 victoires et 4 nulles (Il empoche au passage 25 000 € soit le quart de la bourse totale)
- Kramnik 12 points (4,5). 3 victoires, 3 nulles et 1 défaite
- Howell 9 points (4). 1 victoire et 6 nulles
- Adams 9 points (4). 1 victoire et 6 nulles
- McShane 7 points (2,5). 2 victoires, 1 nulle et 4 défaites
- Ni Hua 6 points (2,5). 1 victoire, 3 nulles et 3 défaites
- Nakamura 6 points (3). 6 nulles et 1 défaite
- Short 6 points (3). 6 nulles et 1 défaite
Avec un gain de 4,5 points Elo, Magnus Carlsen est assuré de devenir le numéro un mondial au prochain classement Elo de janvier 2010. A 19 ans et un mois et quelques, il est le plus jeune numéro un mondial de l’Histoire des Echecs, devançant un certain Garri Kasparov, dont l’implication n’est pas étrangère à ce succès.
Kramnik confirme son retour en forme, c’est une bonne nouvelle pour ce champion apprécié, même si son jeu n’est pas toujours très flamboyant. Il est vrai que Kramnik apprécie les tournois courts (7 ou 9 rondes) car l’endurance lui manque (des problèmes de colonne vertébrale l’ont gêné ces dernières années, les mêmes que Tatiana Golovin). La performance est à créditer au petit poucet de la compétition : pour son premier grand tournoi, David Howell a bien résisté aux joueurs très expérimentés. Sa victoire dans la dernière ronde lui confère une troisième place qui devrait lui donner confiance pour l’avenir.
A côté de ce grand tournoi, d’autres ont été organisés durant ce festival. Des opens, un tournoi de parties rapides et une simultanée de Viktor Kortchnoi : le vice-champion du monde 1978 et 1981 démontre une nouvelle fois que les Echecs peuvent conserver la santé et que ce n’est pas qu’une question d’âge. Il a affronté avec succès 26 adversaires.
Les huit participants au London Chess Classic. De gauche à droite : Carlsen, Kramnik, Nakamura, Hua, Short, Adams, Howell et McShane.
Pas de retraite aux Echecs. A 78 ans, Viktor Kortchnoi continue de disputer de nombreux tournois. Il est le plus vieux grand maître encore actif et un de ceux qui jouent le plus. Ici il dispute une simultanée organisée pendant le London Chess Classic : "Viktor Le Terrible" a gagné 21 parties, annulé 4 et perdu une fois.
Photos. Sources : http://www.ugra-chess.ru (site officiel de la Coupe du monde) et http://www.londonchessclassic.com/