C'est le 8 juin 1978 que je fis
la connaissance de Robert Slama. Après quelques aventures sans résultat probant en compagnie des cardiologues de l'hôpital Saint-Joseph, et un exament endocavitaire en soi-même fort
intéressant - qui a pu regarder sur grand écran son propre coeur palpiter, et suivre le cheminement d'une sonde conçue pour en stimuler les battements ? - j'avais pris rendez-vous à la
consultation de cardiologie de l'hôpital Lariboisière.
Depuis de nombreux mois je souffrais de ce que certains nomment palpitations, et que je vivais comme une situation doublement invalidante. D'une part les crises de trouble du rythme étaient
en apparence peu prévisibles, d'autre part leur durée l'était tout autant, et elles s'accompagnaient simultanément d'un état de peur intime oppressante et d'une difficulté importante à maintenir
un tonus physique satisfaisant. Les premiers à-coups avaient frappé le lundi 13 décembre 1976 - jour de naissance de Rama Yade... -, quelque part sur l'autoroute Aquitaine, alors que
je dînais sur l'aire de service d'Orléans-Saran, au retour d'une réunion de travail. 18 mois plus tard, j'avais sans succès notable testé 27 traitements différents...et vécu plusieurs
alertes accompagnées d'hospitalisation aux urgences.
Il me reçut longuement. Ne se crut pas obligé de me donner des explications enfantines sur le thème de l'analogie entre le coeur et la pompe. Accepta le fait que je puisse ressentir immédiatement
l'extrasystole qui inaugurait l'accélération brutale du rythme. Ne mit pas en question la description que je lui fis des divers désordres engendrés par cette anomalie. Je remarquais aussi qu'il
pétunait sans vergogne en un lieu qui aujourd'hui ferait l'objet d'interdictions sévères.
En conclusion il me dit simplement que ma coopération était une condition essentielle d'une maîtrise des symptômes, que le traitement d'une telle arythmie rare et insolite était en
grande partie du domaine expérimental, et qu'il allait me confier, et non confier mon cas, à son équipe.
Il posa au passage un diagnostic, ce qui m'offrit l'occasion de m'intéresser à ces trois joyeux compères que sont Louis Wolf, John Parkinson et Paul Dudley White [1] .
Je me retrouvai donc en compagnie de médecins qui, au lieu de tracer une frontière de compétence entre eux et moi, m'associèrent à la recherche d'un traitement efficace, jusqu'à écouter mes
propres suggestions en matière de suivi de mon état, d'enregistrement des données et de dosages combinatoires d'antiarythmiques de classes différentes.
Une fois composée une association médicamenteuse capable de réduire la fréquence d'apparition et la durée des épisodes de tachycardie, commença une assez longue période de travaux pratiques avec
les médecins de son équipe. Le holter de l'époque avait la taille d'un très gros livre, et passer une journée de travail réputée
normale - en réunion en préfecture, il me fut courtoisement rappelé que je n'avais pas à enregistrer la séance... - en trimballant à l'épaule ce mystérieux accessoire, farouchement
opposé entre autres manifestations d'existence aux formes les plus traditionnelles d'ablutions était une manière de vivre qui ne passait pas inaperçue de ses proches.
J'appris un jour que mon cas avait fait l'objet d'un poster présenté dans un congrès outre-atlantique. Je participai aussi aux expérimentations requises pour l'obtention de l'AMM de la flécaïne
(flécaïnide, classe lc de Vaughan-Williams) , le recours à la cordarone (amiodarone, classe III de Vaughan-Williams) ayant été jugé potentiellement inapproprié, du fait de ses effets
secondaires. Avec le professeur Philippe Coumel, lui aussi aujourd'hui disparu, j'eus, outre un
accueil régulier plusieurs années durant à sa consultation à Lariboisière, d'intéressantes conversations sur la théorie du chaos - je lui fis même cadeau en 1989 d'une des premières traductions
en français de l'ouvrage vulgarisateur de James Gleick - et son application aux arythmies singulières et insolites.
C'est dans la salle d'attente du service de cardiologie de Robert Slama que fut écrit ce texte,
l'électrocardiographe ou le sculpteur d'ondes, inséré dans la section les ciseauxx du sourcier de mon
livre le sculpteur d'eaux.
J'appris aussi à me débrouiller de manière autonome, pour effectuer moi-même certains manoeuvres simples induisant le blocage d'une crise et la récupération du rythme sinusal ordinaire. L'une
d'entre elles avait d'ailleurs le charme d'attirer un peu l'attention : pourquoi ce monsieur à l'air sérieux se comporte-t-il dans la rue comme un gymnaste effectuant des exercices
d'assouplissement ? A noter que le retour stable au rythme normal s'accompagne, pour moi, d'une immense onde de bien-être qui me traverse tout le corps, et que l'absence de cette sensation
m'avertit, aujourd'hui encore, d'une rechute imminente.
De mes expériences dans le service de Robert Slama, en particulier avec Antoine Leenhardt et Jean-François Leclercq, il me vint la conviction que dès lors que la relation
médicale se dépouille de son statut dominant/dominé, sur le modèle professeur/patient, pour tendre à s'établir sur des bases coopératives, alors l'étude du cas douloureux a une bien plus forte
probabilité d'engendrer des solutions pertinentes, et satisfaisantes pour les deux partenaires. Cette expérience m'aida d'ailleurs, ultérieurement, à mieux comprendre du dedans
certaines hypothèses de la sociodynamique telle que j'eus à la développer au sein de Bossard Institut avec Jean-Christian
Fauvet.
C'est aussi au sein de son service que j'appris la publication de l'aide-mémoire de rythmologie qu'il cosigna avec Gilbert Motté. La couverture de ce livre représente un trombonne de
bureau vaguement anthropomorphe, et je m'interroge encore sur le choix de cette ilusttration. Veut-elle dire que la rythmologie se doit d'avoir visage humain ? Que le coeur joue parfois du
trombonne à coulisse ? La IV ° de couverture épingle, comme lectorat, :
-les cardiologues
-les praticiens généralistes
-les étudiants en cardiologie
-les médecins de l'industrie pharmaceutique.
Timidité clanique qui a du échapper au regard acéré mais bienveillant de Robert Slama : toute personne ayant fait des études supérieures à dominante scientifique, physicien,
chimiste, biologiste, ou même (et surtout ?) ingénieur, peut tirer profit de sa lecture, même si elle ne se trouve pas , comme c'est mon cas, impliquée dans ces situations physiologiques, et même
peut-être psychomotrices, certains états d'âme étant à l'expérience des facteurs déclenchants.
[1] ...pas facile de dénicher les prénoms du 3° mousquetaire...Dudley est un prénom très saxon... Il aurait des liens avec la place du mort, le cimetière.
Crédits :
-merci à Paul Benkimoun, qui a publié dans Le Monde daté du 17 décembre une notice nécrologique dédiée à Robert Slama.
-merci à l'auteur anonyme de la couverture de l'aide-mémoire de rythmologie, de Robert Slama et Gilbert Motté, avec la collaboration
d'Antoine Leenhardt et Claude Sebag, éditions Flammarion, Paris 1990