Éditeur : Phébus
1ère édition : 1873
Ma note:
Présentation de l’éditeur
Cette première œuvre de Le Fanu, parue en 184, n’avait jamais été traduite en français : elle ne décevra pas les amateurs de thrillers, d’émotions fortes et d’aventures sombres et fantastiques. Dans l’Irlande du début du XVIIIe siècle, la jeune Mary Ashwoode voit ses amours avec le bel O’Connor contrariées par les plans machiavéliques d’un père monstrueux qui veut la spolier de sa fortune et lui faire épouser un barbon ridicule. Puis, après la mort mystérieuse de Sir Richard, elle devient la victime de son fils, un libertin criblé de dettes tombé sous la coupe du sinistre Blarden… Dans la lignée de Walter Scott et de Lu Fiancée de Lammermoor, nous retrouvons ici l’éternel combat de la jeunesse et de l’innocence contre un ordre patriarcal inhumain fondé sur des privilèges de caste et de fortune. Même si les figures pittoresques des domestiques et l’évocation des tripots de Dublin forment un plaisant contrepoint à cet univers oppressant, ce sont l’angoisse et la violence qui dominent. Nuits d’orage, duels, chevauchées, poursuites entretiennent l’atmosphère de frénésie chère au roman ” gothique “.
Mon avis :
De Le Fanu je connaissais Carmilla – ou Camilla, selon les éditions. D’où une assimilation de cet auteur au gothique, au roman populaire et à un petit côté sulfureux et sensuel. Les excellents Mystères de Morley Court sont d’un genre tout à fait différent et, si le titre et la couverture annoncent plutôt des histoires de fantômes et de jeunes filles séquestrées à la Dumas ou à la Radcliffe, ce livre s’ancre dans la tradition du roman d’aventures cher au XIXe.
S’il y a une chose que j’adore et dont je ne me lasse pas, c’est le grand manichéisme des personnages, si parfait, si symbolique qu’il caractérise le paysage aussi sûrement que le fog a marqué les rues de Londres. On pourrait tous les mettre dans des petites cases ou, plus victorien, dans de charmantes petites maisons de poupées compartimentées : dans le salon, les femmes jeunes, faibles, sans défense, sujettes aux évanouissements et n’ayant pas la moindre once de jugement quand il s’agit d’envisager les perfidies de ce monde de brigands… ; dans la cour, les hommes valeureux, intelligents, bons, justes, prêts à sacrifier leur vie pour une question d’honneur… si possible de sang noble, c’est encore mieux – et s’ils sont a priori pauvres et de basse extraction, on leur trouvera très souvent comme par hasard une généalogie faite de particules ou un oncle millionnaire à la fin du roman ; au grenier, les fourbes, en majorité très laids et effrayants – mais pas toujours, dont l’âme a atteint une noirceur telle qu’ils deviennent incapables de la moindre bonne action ; au milieu, dans la cuisine, quelques adjuvants du bien ou du mal, insignifiants ou amusants, au choix.
Les Mystères de Morley Court ne dérogent pas à la règle. Début XVIIIe, en Irlande. Le jeune O’Connor, parti guerroyer pendant trois ans, revient épouser sa belle, la jeune Mary, gentille, douce, musicienne et insipide. Ayant désormais un protecteur prêt à lui accorder une rente très confortable et à le faire hériter de sa fortune, O’Connor pense obtenir le consentement de l’horrible Lord Richard Ashwoode, le père de Mary. Mais le baron en question a d’autres projets pour sa fille et parvient à brouiller les deux jeunes gens en interceptant les lettres enflammées qu’ils se transmettent. Ah ! Que la vie d’héroïne au XIXe est difficile ! Dès lors, les complots se multiplient, les retournements de situation s’enchaînent. La question étant : Mary et O’Connor vont-ils se retrouver, se marier, vivre heureux etc ? Les plans infâmes des Ashwoode père et fils vont-ils aboutir ? Je n’en dirai pas plus sur le déroulement de l’histoire, pourtant riche en péripéties – à ce sujet le résumé de l’éditeur donne à mon avis beaucoup trop d’indications et, si vous le lisez, vous vous attendrez comme moi à un décès immédiat qui ne surviendra qu’au bout de 150 ou 200 p.
Autant le dire tout de suite : nos héros jouent de malchance, tout semble se retourner contre eux, ce qui va inquiéter le lecteur tout au long des quelques 450 p qui ne semblent presque jamais annoncer un revirement positif de façon durable.
Cette lecture a été pour moi une excellente surprise car je ne m’attendais pas du tout à ce type de texte de la part de Le Fanu. J’ai pensé à Pauline de Dumas ou aux Chroniques du Règne de Charles IX de Mérimée, dont les rebondissements et les personnages n’étaient pas si différents. Le style, la construction évoquent les parutions en feuilleton chères au XIXe – j’imagine que c’est le mode de publication utilisé ici aussi.
Si j’adore les personnages caricaturaux à la Dickens et trouve le jeune héros vaillant séduisant bien qu’un peu ridicule, je dois avouer que je supporte difficilement l’oie blanche traditionnelle. J’ai donc pris un malin plaisir à suivre les réactions de Mary face au complot qui se tramait (« oh ! mais comment se fait-il que mon frère ne comprenne pas que je n’aime pas trop son ami par ailleurs un peu mal élevé ? Je ne vais pas du tout imaginer qu’il va comploter contre moi ! Non non non, si mon frère est tout le temps désagréable avec moi c’est parce que c’est un homme, il cache sûrement ses sentiments réels mais je sais qu’au fond de lui il m’aime vraiment et me protégera contre tous les vilains méchants pas beaux jusqu’à la fin des temps, juste parce que je suis sa sœur fidèle et dévouée ! »). Lorsque, grâce à sa nouvelle femme de chambre, gentille mais plus dégourdie, Mary commence à se rebeller, j’ai commencé à revoir mon jugement. Mais le sursaut de l’insupportable créature falote a été bien bref. Damn it !
Heureusement pour moi, Le Fanu trouvait sans doute son héroïne assez ennuyeuse lui aussi. Nous ne la voyons pas beaucoup donc et, le reste du temps, l’histoire est palpitante, sombre, drôle, parfois grotesque, le tout dans un environnement délicieux (manoirs, routes désertes la nuit, vieilles auberges tenues par des gens peu fréquentables, tripots, combats de coqs, jeux de carte, duels). Intrigue et héroïsme s’opposent de bout en bout pour notre plus grand plaisir. Ajoutons à cela une galerie de personnages secondaires irrésistibles et pleins d’humour et nous aurons brossé un portrait rapide de ce roman passionnant, classique méconnu à redécouvrir, à lire et, dans quelques années, à relire.