Pas facile le nouveau thème des impromptus littéraires ... danse et bateau... j'avoue... je suis dans le brouillard...
Illustration de la nouvelle "The Ghost Ship" de John Conroy Hutcheson, wikimedia commons, domaine public.
Dernière sortie en mer.
Lorsque Yann m’avait proposé de me joindre à lui pour sa dernière sortie en mer, j’avais sauté sur
l’occasion. Cette incursion dans le milieu des pêcheurs au chalut n’était pas pour me déplaire et puis j’estimais assez ce rustre marin pour sacrifier mon confort citadin pour quelques
jours.
Yann avait décidé de rentrer une bonne fois pour toute au port, de mettre un point final à ce rude métier qui tournait au sacerdoce. Les temps avaient changé, il ne parvenait plus à engager
des marins-pêcheurs prêts à se mettre en danger pour ramener un poisson de plus en plus erratique.
La pénibilité de son métier, les charges financières écrasantes et les supplications de sa femme avaient achevé de le conforter dans sa décision. C’était sa dernière sortie. Il n’y avait
rien de plus à ajouter.
Ce soir-là, la mer était plutôt calme. Je goûtais au plaisir insolite du contraste avec ma vie coutumière un peu trop tourbillonnante.
Le nez dans les étoiles dansant sur l’onde, je scrutais les filins qui plongeaient dans les flots, semblables à de longues mains récoltant le fruit de la mer.
Les pensées fluides et apaisées, je me sentais bien auprès de Yann qui ne montrait curieusement aucun sentiment de tristesse ou de regret quant à sa décision.
Il restait à mes côtés, silencieux, les yeux perçant les secrets de l’obscurité, l’esprit évadé et prompt à faire chavirer des sirènes éphémères ou à faire ressurgir des légendes de flibustiers
maudits.
Au début, ce fut juste une brume légère qui rampa à tribord, au ras de l’eau. Elle gagna la coque du chalutier et grimpa le long des filins pour se répandre jusqu’à nos pieds.
Devenant de plus en plus opaque, elle se mit à refléter la pâle lueur de la lune puis, elle en absorba la luminosité diaphane jusqu’à se muer en une sorte de pulsation phosphorescente.
Yann demeurait impassible même si une légère contracture de ses mâchoires exprimait son incompréhension
devant ce phénomène étrange qu’il contemplait pour la première fois en 25 années de mer.
Au travers de la couche épaisse de brume, je commençais à discerner une forme massive qui s’approchait avec vélocité.
Un choc sur ma droite me fit sursauter, le sang sembla quitter mes veines et je crus que j’allais défaillir sur l’instant.
Trouant la brume compacte, la proue d’un voilier nous barra la route.
Le formidable bateau se pencha vers nous, il bascula en grinçant, toutes voiles tendues par la magie dont ne sait quel vent inhabituel. Du pont, que je percevais avec peine, une musique me
parvint : une gigue endiablée où perçait les trilles gaillardes d’un violon et les cris agressifs de matelots avinés.
La musique cessa bientôt, remplacée par des grincements, des raclements sur le bois du navire, des craquements sinistres, puis par le bruit caractéristique de corps qui sautaient par-dessus le
bastingage.
Une haute silhouette massive, arborant un sabre dans une de ses poing fermé se dessina graduellement dans le brouillard funeste. Je fermai les yeux avec force, en proie à une crise de tétanie
paralysante.
Sur ma droite, j’entendais le souffle saccadé et accéléré de Yann.
Une odeur pestilentielle d’algue décomposée et d’iode emplit mes fosses nasales.
« Cela » se tenait devant moi, penché à quelque centimètre de mon visage. Un souffle froid baigna mon visage tandis que je me mis à trembler de tous mes membres.
De longues minutes s’écoulèrent, hors du temps, où l’équipage du mystérieux voilier fantomatique jaugea les deux pauvres marins-pêcheurs que nous étions, deux pauvres âmes terrorisées et
cherchant vainement une logique à ce qu’elles vivaient.
De très longues minutes de pure frayeur que je ne souhaiterais à personne…
Une brise légère et douce comme un baiser de sirène nous sortit de notre cauchemar. Elle dissipa l’odeur nauséeuse d’algue putréfiée et étouffa les bruits sinistres du voilier spectral qui
s’éloignait vers le large.
La brume se dilua sur la surface de la mer qui refléta à nouveau la voute céleste et la lune, complices involontaires de cette nuit dépassant l’entendement.
Réussissant à reprendre possession de mon corps et retrouvant le contrôle de ma raison, je me tournais vers Yann.
La vision du pauvre homme, autrefois solide gaillard, me heurta de plein fouet. Sa chevelure avait totalement blanchie et ses traits accusaient 20 années de plus.
Entre ses lèvres à peine desserrées, il murmura comme un possédé :
« Le Fracassant, c’était le Fracassant… ».
Ce fut sa dernière sortie en mer.
Et sa dernière sortie tout court.
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