« Tous les marketeurs sont des menteurs : Tant mieux, car les consommateurs adorent qu’on leur raconte des histoires » nous dit Seth Godin.
Dans cet ouvrage consacré au storytelling, l’auteur nous invite à raconter des histoires au consommateur au motif que ce dernier s’en raconte déjà à lui même.
Le récit est profondément ancré dans la structure mentale de l’homme. Il est le moyen privilégié auquel les individus recourent pour se représenter et interpréter le monde, les situations sociales, les autres et eux-mêmes.
Nouvel iPhone, sweat Misericordia, café équitable, lunettes Gucci ou paire d’Adidas vintage ultra rare… les objets que nous consommons sont des signes que nous renvoyons à autrui pour nous distinguer, mais ils sont également autant d’histoires que nous nous racontons à nous-mêmes pour construire notre identité. Et le rôle du marketeur, en Shéhérazade des temps modernes, est d’influencer ces histoires.
Mais si le récit est un moyen de comprendre le monde, il est également un moyen de lui échapper ou de le sublimer.
A bien y regarder, plus qu’un simple appétit naturel pour les histoires, c’est une véritable obsession existentielle qui affecte l’homme moderne, comme l’illustrent nombre des plus grands romans de l’Occident : Don Quichotte de Cervantès, Mme Bovary de Flaubert, La bête dans la Jungle de Henry James ou La Nausée de Sartre. Ce dernier aspire à vivre dans une histoire, ou à faire de sa vie une histoire.
Il désire ardemment vivre des moments qui, comme les récits, représentent des totalités, des univers clos ou quasi clos, des parenthèses rythmées qui se détachent du continuum mou et monotone de la vie quotidienne.
Ces moments, indissociables de la pratique du storytelling, ne sont rien d’autre que les fameuses « expériences » que tous les marketeurs ont à la bouche aujourd’hui.
Pour essayer de comprendre un peu mieux ce que « vivre une expérience » peut signifier pour le consommateur, essayons donc de lire ce passage de La Nausée en remplaçant le mot « aventure » par le mot « expérience » :
« Voici ce que j’ai pensé : pour que l’évènement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à la raconter. C’est ce qui dupe les gens : un homme c’est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d’autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait.
Mais il faut choisir : vivre ou raconter. Par exemple quand j’étais à Hambourg, avec cette Erna, dont je me défiais et qui avait peur de moi, je menais une drôle d’existence. Mais j’étais seul dedans, je n’y pensais pas. Et puis un soir, dans un petit café de San Pauli, elle m’a quitté pour aller aux lavabos. Je suis resté seul, il y avait un phonographe qui jouait Blue Sky. Je me suis mis à me raconter ce qui s’était passé depuis mon débarquement. Je me suis dit : « Le troisième soir, comme j’entrais dans un dancing appelé la Grotte Bleue, j’ai remarqué une grande femme à moitié saoule. Et cette femme-là, c’est elle que j’attends en ce moment, en écoutant Blue Sky et qui va revenir s’assoir à ma droite et m’entourer le cou de ses bras. » Alors, j’ai senti avec violence que j’avais une aventure. Mais Erna est revenue, elle s’est assise à côté de moi, elle m’a entouré le cou de ses bras et je l’ai détestée sans trop savoir pourquoi. Je comprends, à présent c’est qu’il fallait recommencer de vivre et que l’impression d’aventure venait de s’évanouir.
Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. De temps en temps, on fait un total partiel, on dit : voilà trois ans que je voyage, trois ans que je suis à Bouville. Il n’y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une ville en une fois. Et puis tout se ressemble : Shangaï, Moscou, Alger, au bout d’une quinzaine, c’est tout pareil. Par moments – rarement – on fait le point, on s’aperçoit qu’on s’est collé avec une femme, engagé dans une salle histoire. Le temps d’un éclair. Après ça, le défilé recommence, on se remet à faire l’addition des heures et des jours. Lundi, mardi, mercredi. Avril, mai, juin. 1924, 1925, 1926.
Ca, c’est vivre. Mais quand on raconte la vie, tout change ; seulement c’est un changement que personne ne remarque : la preuve c’est qu’on parle d’histoires vraies. Comme s’il pouvait y avoir des histoires vraies ; les évènements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de débuter par le commencement : « C’était par un beau soir de l’automne de 1922. J’étais clerc de notaire à Marommes. » Et en réalité c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne à des quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement. « Je me promenais, j’étais sorti du village sans m’en apercevoir, je pensais à mes ennuis d’argent. » Cette phrase, prise simplement pour ce qu’elle est, veut dire que le type était absorbé, morose, à cent lieues d’une aventure, précisément dans ce genre d’humeur où on laisse passer les évènements sans les voir. Mais la fin est là, qui transforme tout. Pour nous, le type est déjà le héros de l’histoire. Sa morosité, ses ennuis d’argent sont bien plus précieux que les nôtres, ils sont tout dorés par la lumière des passions futures. Et le récit se poursuit à l’envers : les instants ont cessé de s’empiler au petit bonheur les uns sur les autres, ils sont happés par la fin de l’histoire qui les attire et chacun d’eux attire à son tour l’instant qui le précède : « Il faisait nuit, la rue était déserte. » La phrase est jetée négligemment, elle a l’air superflue ; mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la mettons de côté : c’est un enseignement dont nous comprendrons la valeur par la suite. Et nous avons le sentiment que le héros a vécu tous les détails de cette nuit comme des annonciations, comme des promesses, ou même qu’il vivait seulement ceux qui étaient des promesses, aveugle et sourd pour tout ce qui n’annonçait pas l’aventure. Nous oublions que l’avenir n’était pas encore là ; le type se promenait dans une nuit sans présages, qui lui offrait pêle-mêle ses richesses monotones et il ne choisissait pas.
J’ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s’ordonnent comme ceux d’une vie qu’on se rappelle. Autant vaudrait tenter d’attraper le temps par la queue. »
La Nausée, Sartre, p64