— Voici de la prose sur
l'avenir de la poésie — Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie
harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen âge, — il y a des
lettrés, des versificateurs. D'Ennius à Theroldus, de Theroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu,
avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes : Racine est le pur,
le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches,
que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu auteur d'Origines.
— Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe.
La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de
colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le
temps.
On n'a jamais bien jugé le
romantisme. Qui l'aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques, qui prouvent
si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée
chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le
cuivre — s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident :
j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un
coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, on vient
d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient
pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces
millions de squelettes qui, depuis un temps infini, on accumulé les produits de
leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et
lyres rythment l'Action. Après,
musique et rimes sont jeux, délassement. L'étude de ce passé charme les curieux
: plusieurs s'éjouissent à renouveler ces antiquités : — c'est pour eux.
L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les
hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en
écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas,
n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des
fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais
existé !
La première étude de l'homme
qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme,
il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ;
cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ;
tant d'égoïstes se proclament auteurs
; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais
il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi !
Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie
; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que
les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute
la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel,
le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme,
déjà riche, plus qu’aucun !Il
arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de
ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses
inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils
commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé !
Rimbaud, extrait d'une lettre à Paul Demeny,15 mai 1871, dans Œuvres complètes,
édition établie par André Guyaux avec la collaboration d'Aurélia Cervoni, Bibliothèque
de la Pléiade, 2009, p. 343-344.
Contribution de Tristan Hordé