Le hockey est le sport le plus populaire au Canada, en particulier au Québec. Lorsque la franchise des Nordiques intègre la LNH à la saison 1979-1980, une rivalité se crée avec la franchise du Canadien, qui domine alors la Ligue. Très vite le contexte dépasse le seul cadre du sport et de la confrontation entre deux équipes rivales. La politique, les frustrations s’ajoutent, créent et amplifient les tensions autour des deux équipes, jusqu’à ce soir de Vendredi Saint, le 20 avril 1984, qui restera dans l’histoire du sport comme un jour d’infamie.
Un duel sportif.
Les Nordiques du Québec ont obtenu le succès assez rapidement. Dès leur deuxième saison d’existence, ils se qualifient pour les playoffs. En 1982, les deux équipes se retrouvent pour la première fois en séries éliminatoires. La domination du Canadien sur la NHL est brisée par une autre suprématie, celle des Islanders de New York (vainqueurs de quatre Coupe Stanley consécutives). La série va au bout des cinq rencontres de ce tour préliminaire : Montréal gagne les matches 1 et 4 (5-1 et 6-2), Québec les parties 2 et 3 (2-1 et 3-2). Le but de Dale Hunter en prolongation du cinquième match (victoire 3-2 des Nordiques) marque la vraie naissance de la jeune franchise alors que le Canadien sent d’un seul coup son empire sur le Québec menacé. Une rivalité est née.
Les deux équipes ne se rencontrent pas en séries en 1983 même si elles y participent et sont éliminées dès le premier tour. Mais en 1984, l’équipe composée des frères Stastny, de Michel Goulet, Dale Hunter prend nettement l’ascendant en saison régulière sur le Canadien de Lafleur, Gainey, Carbonneau, Mats Naslund et des jeunes Chris Chelios et Steve Penney : 94 points pour les Nordiques contre 75 unités seulement pour Montréal. Les deux équipes n’ont pas de mal à passer le premier tour des séries : 3 matches suffisent aux Nordiques pour sortir Buffalo et au Canadien contre les Bruins de Boston.
Le contexte. La dualité provinciale.
La rivalité Québec-Montréal est celle de deux villes dont l’ouverture vers le reste du Canada est loin d’être partagée. Montréal est cosmopolite et en partie anglophone. C’est un des grands centres d’affaires du Canada, avec Toronto, reliée à Chicago et Detroit notamment. La métropole a organisé les Jeux Olympiques de Montréal (avec les médailles d’or de Guy Drut et de Nadia Comaneci), a même son équipe de baseball (les Expos). Québec est plus en aval du Saint-Laurent. Les effets de la Révolution Tranquille (période de modernisation du Québec durant laquelle les francophones ont obtenu davantage de reconnaissance au sein du Canada) sont moins importants. Si Montréal est la capitale économique, Québec reste la capitale culturelle et le foyer du mouvement indépendantiste québécois qui s’agite particulièrement à la fin des années 1960.
Les couleurs des deux équipes expriment aussi les sentiments politiques et nationalistes. Le bleu avec la fleur de lys des Nordiques montre l’attachement à l’identité française de la capitale de l’Etat alors que le tricolore du Canadien (un des surnoms donné au club) révèle plutôt l’attachement au système fédéral.
La dérive de 1984.
Le Québec se passionne et se déchire pour ce duel fratricide. On pourrait penser après tout à la célèbre caricature de Caran d’Ache sur l’affaire Dreyfus. Mais à la place on écrirait : « surtout ne parlons pas de la série Nordiques-Canadiens… » et « … ils en ont parlé ».
Les échanges entre les deux entraîneurs, Jacques Lemaire pour le Canadien (l’inventeur du système de la trappe qui a tant nui au spectacle de la LNH) et Michel Bergeron, sont des plus vindicatifs. Les deux premiers matches à Québec sont partagés : les Nordiques gagnent la partie 1 par 4 à 2 mais les Habs gagnent la suivante (4-1). A Montréal, le Canadien prend l’avantage (2-1) mais Québec égalise après la partie 4 en gagnant 4-3 en prolongation. Lors du cinquième match à Québec, le Canadien l’emporte largement 4-0 et se retrouve à une victoire de la finale de Conférence contre les Islanders. Le jeu avait été assez dur et la haine dépassait largement le cadre du sport, les journalistes des deux cités ne manquant pas d’attiser le feu. La série se brutalisait dans les esprits.
Le match … mais de quel sport ?
Le début de la rencontre est évidemment tendu. Une bagarre d’entrée entre Paiement des Nordiques et McPhee du Canadien donne le ton et 9 autres pénalités sont distribuées de part et d’autres (5 pour Québec et 4 pour Montréal). Au cours d’une des nombreuses situations en avantage numérique, Peter Stastny ouvre le score pour les Nordiques.
La deuxième période est un peu plus calme : une seule pénalité lors des quinze premières minutes mais les choses se tendent lorsque Dale Hunter cherche à s’expliquer avec des joueurs du Canadien, percutant le gardien Steve Penney : il est exclu deux minutes avec Chris Chelios, puis à peine revenu, repart conter fleurette à Green avant qu’une bagarre n’éclate entre Anton Stastny et Ludwig alors qu’il reste deux minutes à jouer. La marque est toujours favorable aux Nordiques (1-0) qui font face à l’élimination au mythique Forum de Montréal. La sirène signifiant la fin du deuxième tiers retentit et tout le monde pense qu’on va rentrer sagement au vestiaire. Sauf que…
La mêlée se constitue aussitôt. Cette fois, Dale Hunter a envie de se battre avec Guy Carbonneau. Tout le monde sort, la tension monte encore d’un cran mais rien de bien grave apparemment. Mais Chris Nilan du Canadien veut s’en prendre au Nordique Randy Moller. Cette fois tout le monde s’y met, la bagarre éclate. Peter Stastny se prend un superbe crochet par Mario Tremblay (pas connu pour son pacifisme), les gardiens viennent même à s’expliquer (surtout quand ce sont les deux remplaçants). Beaucoup de joueurs se tiennent par le chandail pour isoler les pugilistes en patin. Pendant ce temps, Louis Sleigher et Jean Hamel se battent. Un des officiels tente désespérément de les séparer alors que Mario Tremblay, sur le point d’être exclu du match, parle à Hamel. Celui-ci ne fait pas attention et Sleigher lui décoche un coup qui le met KO et le blesse à l’œil. C’est la fin de carrière pour Hamel. Après une bonne vingtaine de minutes de combats, tout le monde regagne les vestiaires. Les arbitres s’affairent eux à compter les pénalités, ce qui prend un temps fou.
Un des tournants de la bagarre. Louis Sleigher (à gauche en bleu) assène un terrible coup à Jean Hamel qui s’était relâché alors que Mario Tremblay lui parlait. Blessé, Hamel reste de longues minutes au sol. Touché à l’oeil, il ne devait plus retrouver la LNH. Hamel avait été l’auteur d’un coup vicieux en début de match. Quant à Sleigher, il a été la cible d’une tentative de vengeance des joueurs du Canadien.
Les deux équipes reviennent sur les bancs et la patinoire alors que l’attribution des pénalités n’est pas achevée. Personne ne les a prévenu de rester dans les vestiaires. Du coup, certains joueurs qui devaient être expulsés sont présents sur la glace et s’expliquent à nouveau, pendant que l’annonceur écume la liste des pénalisés. Et le pugilat général reprend pour environ quarante minutes. Les Canadiens veulent se venger contre Louis Sleigher alors que les frères Hunter se battent l’un contre l’autre (Mark jouant pour le Canadien).
Tout ce beau monde finit épuisé et l’arbitre distribue un total de 198 minutes de pénalités pour la bagarre générale. Au total, 255 minutes sont infligées pour l’ensemble de la rencontre, un record LNH bien difficile à battre et bien peu honorable. Cinq joueurs de part et d’autre sont exclus. Mais les Nordiques perdent Peter Stastny et Dale Hunter qui ont écopé d’une pénalité de méconduite de match.
Le troisième tiers peut enfin se dérouler. Malgré l’absence des deux centres cités plus haut, les Nordiques doublent leur avantage par Michel Goulet leur meilleur marqueur, en supériorité numérique, après 2 minutes de jeu. Goulet écope d’ailleurs de la seule pénalité du troisième tiers.
En huit minutes, le Canadien renverse totalement le cours du match : Shutt inscrit deux buts pour égaliser (6ème et 9ème minute de la période) ; à la douzième c’est Green qui donne l’avantage au Tricolore et dans les deux minutes qui suivent, Chabot et Carbonneau portent la marque à 5-2. Avec un peu plus de trois minutes à jouer, Paiement réduit le score pour les Nordiques mais le Canadien l’emporte finalement 5-3 et remporte la série par quatre victoires à deux. Après le match, Bergeron accuse Lemaire d’avoir montré une stratégie violente pour faire exclure ses deux meilleurs joueurs (Stastny et Hunter) ; Lemaire n’est pas en reste et retourne le compliment dans les mêmes termes.
Voici les feuilles de pointage complétées par Bruce Hood, l’arbitre principal du match. Il y a 6 feuilles au total, la dernière rassemble les statistiques de marque (et je vous l’ai épargné).
Conclusion.
Heureusement qu’un septième match n’a pas eu lieu. Que se serait-il passé ? L’ambiance aurait-elle été pire ou bien tout le Québec se serait-il calmé après tant de déchaînement ? Quoiqu’il en soit, le Canadien se qualifie mais échoue en 6 parties contre les Islanders de New York, qui sont eux battus pour la Coupe Stanley par les Oilers d’Edmonton de Wayne Gretzky et Mark Messier(un autre jeu).
La rivalité a pris des proportions hors normes et les deux équipes se retrouvent en finale de division dès l’année suivante : la série va au bout des sept rencontres et les Nordiques prennent leur revanche en gagnant trois fois en prolongation, avant d’échouer en finale de conférence contre Philadelphie. Peter Stastny devient le héros de la revanche en marquant le but victorieux en temps additionnel dans le match ultime. En 1987, le Canadien remporte la série au même stade et au septième match, alors que la polémique sur le but refusé à Alain Côté fait encore jaser les chaumières de la Belle Province.
Canadiens et Nordiques se disputent une nouvelle série en playoffs en 1993. Les Habs gagnent au premier tour par quatre victoires à deux, avec trois parties jouées en prolongation, une spécialité du Canadien dans ces séries qui se terminent par une nouvelle (et dernière à ce jour) Coupe Stanley avec Patrick Roy dans les buts. Dommage pour les Nordiques qui construisaient l’équipe avec Sakic, Sundin, Nolan, Duchesne et Leschyshyn, celle qui allait remporter la Coupe Stanley après le déménagement de la franchise à Colorado. Le clin d’œil de l’histoire de ces deux équipes voulut que Patrick Roy fut transféré chez les Avalanches, l’année de l’installation de la franchise à Denver en 1995 et qu’il remporta la Coupe Stanley. Le Canadien était au fond du trou et les Nordiques avaient disparu sous l’Avalanche.
Ce 20 avril 1984 est à marquer d’un point noir dans l’histoire du sport et du hockey sur glace en particulier. Mais cet événement montre une nouvelle fois que le sport est dépassé par des conditions extérieures. Les mêmes qui avaient provoqué l’émeute Maurice Richard en 1955 quand l’ailier du Canadien avait été suspendu par le commissaire Clarence Campbell, déchaînant les fans qui avaient saccagé le quartier et qui voulaient s’en prendre à ce dernier. Finalement, cette bagarre du Vendredi Saint fait bien partie de l’histoire du Québec, de son patrimoine, tant elle illustre les contradictions, les difficultés et aussi l’envie de vivre, d’exister d’une communauté.
C’était aussi une autre époque où d’autres valeurs l’emportaient aussi sur des considérations financières. Pas toujours pour le bien du sport mais cela reste mémorable…
En 2003, les anciens des deux équipes se sont retrouvés pour une série de matches aller-retour. Si les Nordiques l’ont emporté 9-5 à Montréal au premier match, les joueurs du Canadien ont gagné le lendemain par 5 à 2. Et au vu des images et des récits, la rancoeur n’a toujours pas disparu…
Note. Vous trouverez facilement des liens montrant quelques images sur You Tube, en tapant Canadiens Nordiques.