Une institutionnalisation du confessionnalisme
Le Liban est un pays multiconfessionnel où vivent dix-neuf communautés religieuses formant deux grands blocs, musulman et chrétien. Ayant ses racines sous la tutelle ottomane et instauré officiellement sous mandat français, le confessionnalisme visait probablement au départ à garantir une cohabitation pacifique entre les divers groupes. Toutefois, cette volonté louable a fini par engendrer l’institutionnalisation des communautés religieuses en tant que composantes de la société libanaise. Ainsi, la constitution de 1926, le pacte national de 1943 et les accords de Taëf de 1989 ont tenté de garantir un partage équilibré de l’ensemble des fonctions de l’Etat entre les communautés.
Dans ce cadre, le parlement est partagé à égalité entre musulmans et chrétiens et à l’intérieur de chaque communauté proportionnellement au poids de chaque groupe. Au sommet de l’Etat, ce n’est pas l’équilibre des pouvoirs qui est recherché mais plutôt l’équilibre de la représentativité de chaque communauté. Le président de la république devrait être chrétien maronite, le chef du gouvernement musulman sunnite et le président du parlement musulman chiite. Ce n’est, donc, pas tant la diversité religieuse en soi qui constitue une entrave mais plutôt son institutionnalisation : elle a favorisé l’émergence d’une forme de féodalisme qui empêche le renouvellement des dirigeants en renforçant la main mise de quelques grandes familles sur la scène politique. Le leadership au sein de chaque communauté donne souvent lieu à une rivalité intense entre les clans au niveau local et parfois même au niveau national.
Dans ces conditions, le vote des citoyens n’est déterminé que marginalement par les programmes politiques et économiques, mais en grande partie par l’appartenance communautaire et la loyauté envers un clan. Il n’est pas surprenant, alors, de constater que les postes politiques se transmettent d’une manière héréditaire entre les membres d’une même famille (Frangié, Gemayel, Jumblat, Hariri etc..). En outre, il est indéniable que le mode de scrutin choisi (majoritaire à un tour) favorise le vote pour les personnes et renforce le poids de la notabilité en politique. Finalement ce système a fini par créer un cercle vicieux. En voulant pacifier les tensions il a consolidé les appartenances communautaires au lieu de les affaiblir, ce qui laisse toujours planer le spectre d’un retour à la confrontation violente et augmente ainsi le besoin de cet équilibre confessionnel en dépit de sa fragilité.
Un théâtre de conflits régionaux et internationaux
La complexité de la situation interne au Liban a été renforcée par des facteurs externes. Sa position géographique a fait de lui un théâtre de conflits entre des puissances régionales et internationales. Ainsi, dès 1948, l’arrivée des réfugiés palestiniens après la création de l’État d’Israël l’a placé au cœur du conflit Israélo-arabe. Outre la guerre civile, le pays a payé un lourd tribut de trois guerres menées par Israël (contre L’OLP en 1982 et contre le Hezbollah en 1996 et 2006). D’un autre côté, la défense de leurs intérêts et le soutien de leurs alliés locaux ont souvent motivé l’intervention militaire de forces étrangères (américaine, française et syrienne). La diversité communautaire a amené les différents groupes à renforcer leurs alliances avec les pays étrangers. Dans ce contexte complexe il serait difficile de nier que des enjeux géostratégiques importants se jouent sur l’échiquier libanais.
Certes, l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafik Hariri a envenimé les tensions entre une coalition anti-syrienne composée de sunnites et d’une partie des chrétiens maronites soutenue par Riad et Washington et une autre composée de chiites et de chrétiens du Courant Patriote libre du Général Aoun soutenue par Damas et Téhéran, mais cette situation reste traversée par une confrontation plus globale entre deux axes : le premier se dit modéré vis-à-vis de la politique américaine au Proche-Orient et un autre s’y oppose farouchement.
Dans ce cadre, une partie de bras de fer entre l’Iran et les Etats-Unis se joue sur le sol libanais, la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah en a constitué probablement une étape. Dans ce climat on ne devrait pas être étonné de constater que le dénouement de la dernière crise entre la majorité et l’opposition sur la formation du gouvernement a été rendu possible grâce à un apaisement des relations entre Damas et Riad. D’ailleurs les deux camps s’accusaient mutuellement de jouer le jeu de Téhéran et Damas pour l’opposition menée par le Hezbollah et celui de Washington et Riad pour la majorité anti-syrienne. Ce qui est évidement loin d’être totalement faux : de ce fait c’est la démocratie libanaise qui se retrouve prise en otage par les aléas d’un environnement géopolitique très mouvementé. Un environnement qui, de surcroît caractérisé par l’autoritarisme, voit dans un Liban démocratique et pluraliste une menace sur la durabilité des régimes des pays voisins. Israël, voulant garder l’exclusivité de la nature démocratique de son régime vis-à-vis de l’occident opterait aussi pour un statu- quo politique dans ce pays.
Cependant, il serait illusoire de croire qu’une fois que les interférences étrangères cesseront, les difficultés politiques disparaîtront à jamais. Croire en cette hypothèse c’est tout simplement nier la complexité de la situation interne. Au Liban, les facteurs internes et externes se mêlent, se combinent se renforcent mutuellement pour rendre difficile la consolidation d’une démocratie très fragile.
Il serait grand temps de sortir d’un système dont le seul mérite est d’augmenter les chances d’une paix temporaire. Il est nécessaire d’amorcer un processus de déconfessionnalisation que le président libanais Michel Sleimane a appelé de ses vœux le 21 novembre à l’occasion de la célébration de l’indépendance. Mais l’entreprise est loin d’être facile tant les résistances pourraient être nombreuses à la fois sur le plan interne que sur le plan externe.
Errachid Majidi est doctorant-chercheur à l’Université Paul Cézanne.