Qui parle ?
Pour une révision de l’idée du travail poétique*
Par cette brève note, je voudrais attirer l’attention sur un
point qui me semble très important, parmi ceux qu’a développés Yves di Manno
dans son beau livre sur son rapport avec la poésie américaine : Objets d’Amérique.
Il y donne une place significative à l’œuvre de son ami poète Jerome
Rothenberg, extraordinaire compilateur et anthologiste de toutes les sources – « magie,
visions, prophéties, qui fondent depuis toujours le chant des hommes »1.
Or on peut lire dans ces pages une assertion pour le moins singulière : « il
faut y insister, en ces temps caractérisés par le retour massif du spectre
individualiste dans le poème, c’est bien pour une nouvelle inscription du chant
des hommes dans l’histoire et la conscience communautaire que le travail de
Rothenberg nous indique des pistes essentielles. »
Que doit-on comprendre ici ? Sans doute au moins deux choses.
La première est que nous sommes redevables à des sources très anciennes, qui habitent,
que nous le voulions ou non, nos paroles et notre écriture ; que nous
sommes aussi responsables de ces chants, de ces paroles qui fondent en partie
notre humanité. Il s’agit de réanimer « l’intérêt porté dans les années 60
et 70 aux cultures du passé et à repenser l’écriture poétique dans le cadre d’une
tradition morcelée mais intemporelle, en vue de lutter contre les rhétoriques ″postmodernes" ».
Et Yves di Manno est ici très clair, surtout lorsqu’il en vient à évoquer les Language poets dont, dit-il « l’approche
témoignait d’un rétrécissement du spectre culturel sur lequel s’appuyaient
leurs prédécesseurs. Il est significatif par exemple que l’intérêt pour les
littératures étrangères et les grands textes du passé ait pratiquement disparu
de leur champ d’horizon. Quelle différence, si l’on songe à l’ouverture
généralisée des frontières opérée par Pound, Olson, Rothenberg et leurs
meilleurs compagnons ! »2
Car écrire, dit-il aussi dans son article sur Jerome Rothenberg « révèle, dans la matière du langage, une
terre et des voix inconnues qui ne peuvent surgir que dans l’oubli, l’abolition
de soi ». Cela implique en effet, ce serait le second point, une sorte d’effacement du poète, en tant
qu’individualité. Il semble, dans le sillage de Rothenberg qu’il « stigmatise
la notion même d’auteur, au sens courant du terme »3. La poésie
devrait « accueillir une parole qui ne relève pas de l’expression individuelle,
mais traduit au contraire les voix énigmatiques qui traversent parfois l’un ou
l’autre d’entre nous ».
Il faut ici citer intégralement ce passage de la postface qu’Yves di Manno a
donnée à sa traduction du livre de Jerome Rothenberg, Les Techniciens du Sacré et qui est reprise dans Objets d’Amérique : « L’apport
des Techniciens demeure donc double
de nos jours [...] : par l’ouverture que le livre propose sur cette ″polyphonie″
mondiale [...] et par la réinscription du trajet moderne dans une histoire
beaucoup plus complexe (et ancienne) qu’on ne l’estime d’ordinaire »4
Il me semble donc pouvoir lire dans le livre d’Yves di Manno comme une double
incitation à reconsidérer toujours et encore l’héritage culturel humain comme
source et moteur de toute réflexion artistique et de toute écriture poétique.
Mais aussi à envisager un certain effacement de l’auteur, pourquoi pas même une
forme d’anonymat, dont la recherche se justifierait par la nature même de la
source de la poésie mais aussi en tant qu’antidote à la mise en avant idolâtrique de l'artiste dans nos sociétés modernes.
Contribution de Florence Trocmé
* Yves di Manno, Objets d’Amérique, José
Corti, 2009, p. 142
1. ibid., p. 172
2. ibid., p. 201
3. ibid., p. 139
4. ibid., p. 141
5. Lire aussi la note
consacrée par Poezibao à Objets d’Amérique