Flaubert considérait que l'art était incompatible avec la politique ; " l'art ne doit servir à aucune doctrine sous peine de déchoir ", écrivait-il. Il est vrai que seuls quelques artistes furent assez heureux dans ce registre risqué. Le Tres de mayo de Goya, La Liberté guidant le peuple de Delacroix, la vignette parodique qu'en réalisa Courbet en 1848 pour l'éphémère journal Le Salut Public de Champfleury et Baudelaire, la célèbre Colombe de la paix de Picasso, en offrent quelques exemples, même si cette dernière, à la lumière des événements qui se déroulaient derrière le Rideau de fer avait, dès sa naissance, perdu beaucoup de ses plumes. Pour le reste, l'art nazi comme le réalisme stalinien suffiraient à donner raison à l'auteur de L'Education sentimentale.
De nos jours, technologie oblige, le message politique passe par le " tout-médiatique ". L'art s'est définitivement effacé au profit - si l'on peut dire - des paillettes, du spectacle et de la chansonnette qui, souvent accompagnent le discours comme s'il ne se suffisait plus à lui-même pour capter l'attention du public. Personne n'y a gagné, ni du point de vue esthétique, ni du point de vue du débat intellectuel. La tendance s'oriente progressivement vers une forme de régression, d'abêtissement, de nivellement par le bas, sous couvert de jouer la carte " populaire ". Mais confondre " populaire " et " vulgaire " ne fait qu'illustrer le fossé qui sépare les politiques et les communicants d'un monde réel qu'ils connaissent mal. Nous aurions pu croire un instant qu'en matière de politique spectacle, nous avions touché le fond avec l'ahurissante performance de la candidate malheureuse aux dernières élections présidentielles, organisée au Zénith, entre interprétation surjouée, jeux de lumière, chanteurs plus ou moins oubliés, slogan débilitant, égotisme et vacuité du message.
C'était compter sans une nouvelle forme de communication, présentée dans un premier temps aux entreprises par des cabinets spécialisés comme le nec plus ultra en matière de motivation des ressources humaines : le lipdub. Cette appellation aussi récente que peu contrôlée désigne un clip musical auquel participent des salariés qui chantent en play-back une bluette savamment choisie pour, paraît-il, mieux " fédérer les énergies ". L'efficacité de cette méthode doit égaler celle qui consiste à développer l'esprit d'équipe en envoyant des cadres sauter à l'élastique du haut du viaduc de Garabit ou la performance des commerciaux en leur offrant une séance de paintball. Car la grande faiblesse de ce type d'initiative musicale réside dans sa caducité immédiate - une fois vu, le clip est enterré, il ne se regarde pas en boucle - et dans la naïveté de ceux qui le commanditent ; en clair, ces derniers ne prennent pas en compte ou sous-estiment la capacité critique d'un auditoire qui ne se laisse plus duper si facilement. Par un curieux paradoxe, cette méthode " de pointe " de la communication actuelle renvoie finalement aux vieilles pubs infantilisantes des années 1960. Ses effets risquent de se révéler contreproductifs, quel que soit le budget alloué au tournage, et ses seuls bénéficiaires sont les agences de communication.
Aujourd'hui que la politique s'est emparée du concept, les résultats semblent encore plus affligeants qu'ils ne le sont pour les entreprises. Il y eut, en 2009, le clip d'Europe Ecologie, auquel participaient, au milieu de militants, Daniel Cohn-Bendit, Eva Joly, José Bové et Alain Lipietz. La réalisation, bien huilée et d'un amateurisme de façade, jouait la carte de la dérision, mais le texte, se limitant à dresser une longue liste de sujets de mécontentement, ne présentait aucune proposition. Son audience fut aussi limitée que sa portée politique.Tel n'est pas le cas du clip lancé depuis quelques jours par les jeunes de l'UMP, dont le succès, sur Internet, dépasse certainement les espérances de ses promoteurs. Certes, il s'agit là d'un succès involontaire, dans la mesure où les commentaires des internautes ressemblent à un concours de sarcasmes, mais enfin, on en parle. Que les opposants au gouvernement et les " antisarkozistes primaires " figurent en première ligne en terme de critiques, voilà qui n'a rien d'étonnant et ne nourrit guère l'analyse.
Bien plus intéressantes sont les réactions de personnalités proches du pouvoir, qui s'étendent de la consternation au réquisitoire. Yves Jego, l'ancien ministre de l'Outre-mer, parle " d'erreur " : " Honnêtement, je n'aime pas [...] c'est complètement décalé avec ce qu'attendent nos concitoyens en période de crise ", a-t-il déclaré. De son côté, François Copé ne s'est guère montré plus enthousiaste : " Qu'est-ce que vous voulez que j'en dise de ce clip [...] " et si Hervé Morin a évoqué une " comédie politique ", comme il y a des comédies musicales, ce n'était pas un compliment. Même Xavier Darcos qui a participé au clip et dont il faut rappeler qu'il est agrégé de Lettres classiques et mélomane averti, semble avoir pris ses distances : " Quand j'ai vu la vidéo, j'étais consterné " a-t-il avoué sur une station de radio. La palme de la sévérité et de la spontanéité revient toutefois à Luc Ferry : " C'est dégoulinant de bêtise. Comment on peut faire un truc aussi médiocre ? [...] Pour rien au monde je ne me serais prêté à cet exercice, cette espèce de showbiz dégoulinant... C'est horrible. Pour le coup, ça me choque vraiment. Ça me fait de la peine même : que le show-biz le plus bête, le plus médiocre, s'introduise dans la politique, c'est désespérant [...] Ça me fait vomir ! "
Il est vrai que ce lipdub (aussitôt surnommé " lip-daube " par les internautes) a quelque chose d'affligeant, de grotesque, à mi-chemin entre l'activité de plein-air pour boy-scouts et la cérémonie pentecôtiste ; on peut volontiers l'interpréter comme archétypal du degré zéro de la communication politique. Le président des Jeunes populaires affirme que son but est de " porter des idées ", mais on cherche désespérément dans les paroles de la ritournelle de Luc Plamondon Tous ceux qui veulent changer le monde la moindre trace d'idée, la plus infime substance. Le texte, qui n'avait pas été écrit par Brassens ni Gainsbourg à l'époque, se limite à de niaises platitudes qui feraient merveille dans un jeu de téléréalité - ce fut d'ailleurs " l'hymne " de la Star Académie du Québec cette année - mais semble en total décalage avec l'intention première, qui était de recruter de nouveaux adhérents en leur proposant une offre séduisante supposée refléter leurs préoccupations.
L'impression d'allégresse béate et de fâcheuse futilité que laisse le clip, alors que la France reste plongée dans une crise économique qui peine à s'estomper, trahit une évidente erreur de ciblage et de communication. On ne pouvait mieux se prendre les pieds dans le tapis. L' Homo festivus que dénonçait le regretté Philippe Muray a assez envahi l'espace social pour ne pas, en plus, s'imposer dans le débat politique et les citoyens, si jeunes soient-ils, méritent mieux que d'être pris pour des imbéciles heureux. Le cinéaste André Halimi avait réalisé en 1976 un très intéressant documentaire intitulé Chantons sous l'Occupation, qui dénonçait l'attitude équivoque d'artistes s'étant efforcés, non sans en tirer de substantiels profits, de pousser la chansonnette alors que le pays vivait un épisode tragique de son histoire. Même si la situation économique n'a rien de commun avec l'Occupation nazie, on peut s'interroger sur l'indécence pour le moins culottée qu'il y a à chanter sous la crise, comme l'a fait remarquer sur son blog Philippe Bilger, a fortiori pour faire miroiter à chacun l'utopie infantile de " changer le monde ".Sans doute cette vidéo serait-elle passée inaperçue si ses promoteurs n'avaient eu l'idée saugrenue d'adjoindre aux jeunes militants qui y figurent une distribution inattendue, composée de membres du gouvernement et de parlementaires en vue de la Majorité. On ne peut y voir qu'un signe supplémentaire d'une dérive qui, mêlant la politique et le show-biz, dévoile une nouvelle conception de l'Etat. Il faut se méfier de l'histoire-fiction, souvent vide de sens, et encore davantage de la nostalgie, mais à cet égard chacun est en droit de se poser une question : aurait-on pu imaginer, si Internet avait existé à l'époque du Général, Maurice Couve de Murville, Edmond Michelet, Edgar Pisani, Jean-Marcel Jeanneney et André Malraux se trémoussant et dessinant des moulinets dans le vide sur une quelconque mélodie vaguement entraînante ? On pourra toujours plaider le second degré ou le fait, pour ces personnalités de la République, de ne pas se prendre au sérieux, il n'en demeure pas moins que leur crédibilité, et surtout celle de l'Etat, sont nécessairement érodées par l'exercice. Ne pas se prendre au sérieux est un état d'esprit d'autant plus louable qu'il se fait plutôt rare dans les sphères du pouvoir (ici comme ailleurs) mais, lorsque les représentants des institutions dansent la gigue dans un clip aussi navrant, ils laissent, au moins inconsciemment, l'impression que c'est l'Etat lui-même que l'on ne prend plus au sérieux. Etre aux responsabilités, en tant que membre d'un gouvernement ou que parlementaire, implique une certaine sobriété dans les comportements et le marketing politique ne doit pas se fonder sur une désacralisation forcenée de la fonction, au prétexte illusoire de vouloir faire "d'jeunes". Dans ses Mémoires de guerre, le Général imaginait la France comme " la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs ", le lipdub dont il est question tendrait plutôt à la réduire à un ersatz de Star Académie et l'on comprend que cela soulève réticences et consternation. Il ne faut pas s'étonner si ce genre d'initiative donne à l'extrême droite du grain à moudre.
Plusieurs sites s'étant chargés de cette tâche, il est inutile de commenter ici les prestations " artistique " plus ou moins heureuses des uns et des autres se déhanchant sur une chorégraphie réduite au minimum ; en revanche, il n'est pas inutile de renvoyer à un article de Marianne 2 qui décrypte de façon pertinente une série de symboles quasi subliminaux - un beau florilège de messages politiquement corrects - qui jalonnent une vidéo moins innocente qu'elle ne le paraît au premier abord.
Selon les responsables, le clip aurait demandé 500 heures de travail, ce qui semble considérable aux vues du résultat, et n'aurait coûté que 400 €, ce qui, cette fois, semble très sous-estimé en dépit d'une grande part probable laissée au bénévolat, car certains postes demeurent incompressibles, comme le montant des droits d'auteur de la chanson qu'il faut acquiter. D'ailleurs, les avocats de l'interprète se sont chargés de réclamer leur dû, la version remixée utilisée pour le clip ne correspondant pas à celle d'origine, pour laquelle les auteurs avaient donné leur accord. Pour un mouvement qui a soutenu avec tant d'acharnement la loi Hadopi, ce genre de "distraction" fait un peu désordre... Décidément, ce lipdub restera jusqu'au bout marqué du " signe indien ". Sera-t-il finalement utilisé, après ce succès de ridicule, pendant la campagne des élections régionales ? Ce serait peut-être téméraire. Mais, dans ses premières secondes, le clip n'affiche-t-il pas hardiment le slogan " Le pire risque, c'est celui de ne pas en prendre " ? Reste à voir si, pour le parti concerné, cette pantalonnade, fut-elle musicale, ne se transformera pas en déculottée.Illustrations : Delacroix, La Liberté guidant le peuple - Lipdub Europe Ecologie, capture d'écran - Lipdub Jeunes populaires, capture d'écran - L'âne en culotte, carte postale.