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Et le XXIème siècle entra dans sa dixième année… De l’écroulement du World Trade Center à celui du système financier, qui lui est intimement lié, ces dix ans laisseront ce goût de cendre et d’inachevé propre aux périodes de transition. Un monde assombri, mais pas dénué de promesses ni d’énergie. Inaugurée dans l’euphorie des start up et le nouveau modèle économique que celles-ci représentent, cette période marque le retour de l’initiative individuelle, associée cette fois à la recherche de nouveaux équilibres. On est bien loin de l’aveuglement des années 80 et de son narcissisme débridé. Un plus grand esprit de finesse est dans l’air. Développement oui, mais responsable. Cette prise de conscience n’est pas sans vertu pour la suite.
Depuis l’an 2000 nous sommes collectivement entrés dans un processus de changement qui présente toutes les apparences d’une évolution par rupture. C’est d’abord un monde fortement ébranlé dans sa confiance en lui-même : à la fois dans ses logiques internes (périodiquement secouées par des crises à répétition), dans ses certitudes, dans sa foi en un progrès aveugle (pénuries annoncées des matières premières, mutations climatiques, désastres écologiques). A la « fin de l’histoire » que claironnait gaillardement Francis Fukuyama à la fin des années 80, lui qui voyait la résolution de tout conflit par le triomphe absolu et définitif de l’esprit occidental, répond désormais « Le choc des civilisations » de Samuel Huntington. Le 11 septembre est passé par là. La civilisation (mais nous le savions depuis Paul Valéry) est un bien périssable. Comme toute vérité relative, elle est contestable et contestée.
Le changement, c’est également la perte de l’idée de « centre ». Le centre du monde s’est déplacé d’ouest en est, des Etats-Unis vers la Chine, l’usine globale. Mais existe-t-il encore à proprement parler de « centre », ou ne va-t-on pas plutôt vers une société en réseau, où tout tient à la vigueur des relations qu’entretiennent entre elles les périphéries ? La ville d’hier, avec ses murs d’enceintes protecteurs, ses limites et ses organisations centralisées, n’existe pour ainsi dire plus. La nouvelle urbanité est une non-ville (cf le projet du « grand Paris »), une conurbation ouverte où les voies d’échange comptent bien plus que les centres d’hier. Là encore, à l’image de toutes nos organisations, se dessine nettement une évolution en étoile, faite de points tous équivalents où se nouent les relations. L’organisation en pyramide, symbole de puissance centralisée et de hiérarchie forte, s’achève. Une nouvelle ère commence, celle où la qualité du lien vaut plus que les entités qu’il met en relation, où le système est en mouvement perpétuel et où un changement en un point affecte l’ensemble de la structure. Plus ce schéma s’étend et se globalise, plus il repose sur la notion essentielle de « solidarité », au sens quasi-mécanique du terme.
Au sein de cette nouvelle société du lien, de la relation, de l’interaction, l’individu est fortement sollicité. Les pressions qui s’exercent quotidiennement sur lui sont considérables. D’autant qu’elles sont parfois contradictoires : le sujet contemporain n’a plus à faire avec un milieu homogène ni un parcours linéaire. Au contraire, sa propre existence est faite de ruptures, d’hétérogénéités, de recommencements
L’injonction d’autonomie et de responsabilité faite en permanence à l’individu le pousse soit au dépassement de lui-même soit à la dépression. Mais là encore, même la valeur d’accomplissement personnel est en pleine mutation. Il ne s’agit plus aujourd’hui de triomphe solitaire. Comme l’écrit Charles Taylor : « Aucun accomplissement n’aurait de valeur dans un monde où littéralement rien n’aurait d’importance que l’accomplissement personnel ». Quelle rupture avec la vision d’un individualisme égoïste, telle qu’elle prévalait encore dans les dernières années du XXème siècle ! Car autrement dit, on ne gagne jamais seul, mais en solidarité active avec les autres et la société qu’ils composent. La liberté ne constitue plus une fin mais un moyen. L’individualisme contemporain, après avoir goûté le lait amer du cynisme, est donc lui aussi en pleine mutation.
L’invention de nouvelles singularités individuelles est donc à l’ordre du jour. La reconstruction du moi passe par l’éthique, l’ouverture, la solidarité. L’identité devient un thème majeur. D’autant que d’ici 2050, un milliard de migrants parcourront la planète. C’est là l’horizon des prochaines décennies du siècle : forger des identités ouvertes et des pensées migrantes, qui ne seront pas « nationales » ni « nationalistes » mais qui auront pleine capacité à entendre les raisons de l’autre homme et à lui faire une place ailleurs que dans les charters de la république. Qu’on le veuille ou non, c’est tout le travail des temps qui s’annoncent.