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Paul VI, Gaudete in Domino - La joie selon le Nouveau Testament

Publié le 16 décembre 2009 par Walterman

III — LA JOIE SELON LE NOUVEAU TESTAMENT

Ces promesses merveilleuses ont soutenu, des siècles durant et dans les plus terribles épreuves, l'espérance mystique de l'ancien Israël. Et c'est lui qui les a transmises à l'Eglise de Jésus-Christ, en sorte que nous lui sommes redevables de quelques-uns des plus purs accents de notre chant de joie. Et cependant, selon la foi et l'expérience chrétienne de l'Esprit, cette paix donnée par Dieu qui s'étend comme un torrent débordant, lorsque vient le temps de la « consolation »,(16) est liée à la venue et à la présence du Christ.

De la joie apportée par le Seigneur, nul n'est exclu. La grande joie annoncée par l'Ange, la nuit de Noël, est en vérité pour tout le peuple,(17) pour celui d'Israël attendant alors anxieusement un Sauveur, comme pour le peuple innombrable de tous ceux qui, dans la suite des temps, en accueilleront le message et s'efforceront d'en vivre. La première, la Vierge Marie, en avait reçu l'annonce de l'ange Gabriel et son Magnificat était déjà l'hymne d'exultation de tous les humbles. Les mystères joyeux nous remettent ainsi, chaque fois que nous récitons le Rosaire, devant l'événement ineffable qui est le centre et le sommet de l'histoire: la venue sur terre de l'Emmanuel, Dieu avec nous. Jean-Baptiste, qui a pour mission de le désigner à l'attente d'Israël, avait lui-même tressailli d'allégresse, en sa présence, dès le sein de sa mère.(18) Lorsque Jésus commence son ministère, Jean est « ravi de joie à la voix de l'Epoux ». (19)

Arrêtons-nous maintenant à contempler la personne de Jésus, au cours de sa vie terrestre. En son humanité, il a fait l'expérience de nos joies. Il a manifestement connu, apprécié, célébré toute une gamme de joies humaines, de ces joies simples et quotidiennes, à la portée de tous. La profondeur de sa vie intérieure n'a pas émoussé le concret de son regard, ni sa sensibilité. Il admire les oiseaux du ciel et les lys des champs. Il rejoint d'emblée le regard de Dieu sur la création à l'aube de l'histoire. Il exalte volontiers la joie du semeur et du moissonneur, celle de l'homme qui trouve un trésor caché, celle du berger qui récupère sa brebis ou de la femme qui retrouve la pièce perdue, la joie des invités au festin, la joie des noces, celle du père qui accueille son fils au retour d'une vie de prodigue et celle de la femme qui vient de mettre au monde son enfant... Ces joies humaines ont tant de consistance pour Jésus qu'elles sont pour lui les signes des joies spirituelles du Royaume de Dieu: joie des hommes qui entrent dans ce Royaume, y reviennent ou y travaillent, joie du Père qui les accueille. Et pour sa part, Jésus lui-même manifeste sa satisfaction et sa tendresse lorsqu'il rencontre des enfants qui désirent l'approcher, un jeune homme riche, fidèle et soucieux de faire davantage, des amis qui lui ouvrent leur maison comme Marthe, Marie, Lazare. Son bonheur est surtout de voir la Parole accueillie, les possédés délivrés, une femme pécheresse ou un publicain comme Zachée se convertir, une veuve prendre sur son indigence pour donner. Il tressaille même de joie lorsqu'il constate que les tout petits ont la révélation du Royaume qui reste caché aux sages et aux habiles .(20) Oui, parce que le Christ « a vécu notre condition d'homme en toute chose, excepté le péché », (21) il a accueilli et éprouvé les joies affectives et spirituelles, comme un don de Dieu. Et il n'a eu de cesse qu'il n'eût « annoncé aux pauvres la Bonne Nouvelle, aux affligés la joie ».(22) L'Evangile de saint Luc témoigne particulièrement de cette semence d'allégresse. Les miracles de Jésus, les paroles de pardon sont autant de signes de la bonté divine: la foule se réjouit de toutes les merveilles qu'il accomplit (23) et rend gloire à Dieu. Pour le chrétien, comme pour Jésus, il s'agit de vivre dans l'action de grâces au Père les joies humaines que le Créateur lui donne.

Mais il importe ici de bien saisir le secret de la joie insondable qui habite Jésus, et qui lui est propre. C'est surtout l'Evangile de saint Jean qui en soulève le voile, en nous livrant les paroles intimes du Fils de Dieu fait homme. Si Jésus rayonne une telle paix, une telle assurance, une telle allégresse, une telle disponibilité, c'est à cause de l'amour ineffable dont il se sait aimé de son Père. Lors de son baptême sur les bords du Jourdain, cet amour, présent dès le premier instant de son Incarnation, est manifesté: «Tu es mon Fils bien-aimé; tu as toute ma faveur ».(24) Cette certitude est inséparable de la conscience de Jésus. C'est une Présence qui ne le laisse jamais seul.(25) C'est une connaissance intime qui le comble: «Le Père me connaît et je connais le Père ».(26) C'est un échange incessant et total: « Tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi ».(27) Le Père a remis au Fils le pouvoir de juger, celui de disposer de la vie. C'est une habitation réciproque:  « Je suis dans le Père et le Père est en moi ».(28) En retour, le Fils rend au Père un amour sans mesure: « J'aime le Père et j'agis comme le Père me l'a ordonné ».(29) Il fait toujours ce qui plaît au Père: c'est sa « nourriture ».(30) Sa disponibilité va jusqu'au don de sa vie humaine, sa confiance jusqu'à la certitude de la reprendre: « Si le Père m'aime, c'est que je donne ma vie pour la reprendre ».(31) En ce sens, il se réjouit d'aller au Père. Il ne s'agit pas pour Jésus d'une prise de conscience éphémère: c'est le retentissement, dans sa conscience d'homme, de l'amour qu'il connaît depuis toujours comme Dieu au sein du Père: « Tu m'as aimé avant la fondation du monde ».(32) Il y a là une relation incommunicable d'amour, qui se confond avec son existence de Fils et qui est le secret de la vie trinitaire: le Père y apparaît comme celui qui se donne au Fils, sans réserve et sans intermittence, dans un élan de générosité joyeuse, et le Fils, celui qui se donne de la même façon au Père, avec un élan de gratitude joyeuse, dans l'Esprit Saint.

Et voilà que les disciples, et tous ceux qui croient dans le Christ, sont appelés à participer à cette joie. Jésus veut qu'ils aient en eux-mêmes sa joie en plénitude : (33) «Je leur ai révélé ton nom et le leur révélerai, pour que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi aussi en eux ».34 Cette joie de demeurer dans l'amour de Dieu commence dès ici-bas. C'est celle du Royaume de Dieu. Mais elle est accordée sur un chemin escarpé, qui demande une confiance totale dans le Père et dans le Fils, et une préférence donnée au Royaume. Le message de Jésus promet avant tout la joie, cette joie exigeante; ne s'ouvre-t-il pas par les béatitudes? « Heureux, vous les pauvres, car le Royaume des Cieux est à vous. Heureux vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous rirez ». (35)

Mystérieusement, le Christ lui-même, pour déraciner du cœur de l'homme le péché de suffisance et manifester au Père une obéissance filiale sans partage, accepte de mourir de la main des impies,(36) de mourir sur une croix. Mais le Père n'a pas permis que la mort le retint en son pouvoir. La résurrection de Jésus est le sceau apposé par le Père sur la valeur du sacrifice de son Fils; c'est la preuve de la fidélité du Père, selon le vœu formulé par Jésus avant d'entrer dans sa passion: « Père, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie ».(37) Désormais, Jésus est pour toujours vivant dans la gloire du Père, et c'est pourquoi les disciples furent établis dans une joie indéracinable en voyant le Seigneur, le soir de Pâques.

Il reste que, ici-bas, la joie du Royaume réalisé ne peut jaillir que de la célébration conjointe de la mort et de la résurrection du Seigneur. C'est le paradoxe de la condition chrétienne qui éclaire singulièrement celui de la condition humaine: ni l'épreuve, ni la souffrance ne sont éliminées de ce monde, mais elles prennent un sens nouveau dans la certitude de participer à la rédemption opérée par le Seigneur et de partager sa gloire. C'est pourquoi le chrétien, soumis aux difficultés de l'existence commune, n'est pas cependant réduit à chercher son chemin comme à tâtons, ni à voir dans la mort la fin de ses espérances. Comme l'annonçait en effet le prophète: « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, sur les habitants du sombre pays une lumière a resplendi. Tu as multiplié leur allégresse, tu as fait éclater leur joie ».(38) L’Exsultet pascal chante un mystère réalisé au-delà des espérances prophétiques: dans l'annonce joyeuse de la résurrection, la peine même de l'homme se trouve transfigurée, tandis que la plénitude de la joie surgit de la victoire du Crucifié, de son Cœur transpercé, de son Corps glorifié, et éclaire les ténèbres des âmes: « Et nox illuminatio mea in deliciis meis ».(39)

La joie pascale n'est pas seulement celle d'une transfiguration possible: elle est celle de la nouvelle Présence du Christ ressuscité dispensant aux siens l'Esprit Saint pour qu'il demeure avec eux. Ainsi l'Esprit Paraclet est donné à l'Eglise comme principe inépuisable de sa joie d'épouse du Christ glorifié. Il lui remet en mémoire, moyennant le ministère de grâce et de vérité exercé par les successeurs des Apôtres, l'enseignement même du Seigneur. Il suscite en elle la vie divine et l'apostolat. Et le chrétien sait que cet Esprit ne sera jamais éteint au cours de l'histoire. La source d'espérance manifestée à la Pentecôte ne tarira pas.

L'Esprit qui procède du Père et du Fils, dont il est le vivant amour mutuel, est donc communiqué désormais au Peuple de l'Alliance nouvelle, et à chaque âme disponible à son action intime. II fait de nous sa demeure: dulcis hospes animae.(40) Avec lui, le cœur de l'homme est habité par le Père et le Fils.(41) L'Esprit Saint y suscite une prière filiale qui jaillit du tréfonds de l'âme et s'exprime dans la louange, l'action de grâces, la réparation et la supplication. Alors nous pouvons goûter la joie proprement spirituelle, qui est un fruit de l'Esprit Saint : (42) elle consiste en ce que l'esprit humain trouve le repos et une intime satisfaction dans la possession du Dieu trinitaire, connu par la foi et aimé avec la charité qui vient de lui. Une telle joie caractérise dès lors toutes les vertus chrétiennes. Les humbles joies humaines, qui sont dans nos vies comme les semences d'une réalité plus haute, sont transfigurées. La joie spirituelle, ici-bas, inclura toujours en quelque mesure la douloureuse épreuve de la femme en travail d'enfantement, et un certain abandon apparent, semblable à celui de l'orphelin: pleurs et lamentations, tandis que le monde fera étalage d'une satisfaction mauvaise. Mais la tristesse des disciples, qui est selon Dieu et non selon le monde, sera promptement changée en une joie spirituelle que personne ne pourra leur enlever.(43)

Tel est le statut de l'existence chrétienne, et très particulièrement de la vie apostolique. Celle-ci, parce qu'elle est animée par un amour pressant du Seigneur et des frères, se déploie nécessairement sous le signe du sacrifice pascal, allant par amour à la mort, et par la mort à la vie et à l'amour. D'où la condition du chrétien, et en premier lieu de l'apôtre, qui doit devenir le « modèle du troupeau »(44) et s'associer librement à la passion du Rédempteur. Elle correspond ainsi à ce qui avait été défini dans l'Evangile comme la loi de la béatitude chrétienne, en continuité avec le destin des prophètes: « Heureux êtes-vous si l'on vous insulte, si l'on vous persécute et si l'on vous calomnie de toutes manières à cause de moi. Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux: c'est bien ainsi qu'on a persécuté les prophètes vos devanciers ».(45)

Nous ne manquons malheureusement pas d'occasions de vérifier, en notre siècle si menacé par l'illusion du faux bonheur, l'incapacité de l'homme « psychique » à accueillir « ce qui est de l'Esprit de Dieu: c'est folie pour lui, et il ne peut le connaître, car c'est spirituellement qu'on en juge ».(46) Le monde — celui qui est inapte à recevoir l'Esprit de Vérité, qu'il ne voit ni ne connaît — n'aperçoit qu'une face des choses. Il considère seulement l'affliction et la pauvreté du disciple, alors que ce dernier demeure toujours au plus profond de lui-même dans la joie, parce qu'il est en communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ.


16 Cf. Is 40, 1; 66, 13.

17 Cf. Lc 2, 10.

18 Cf. Lc 1, 44.

19 Jn 3, 29.

20 Cf. Le 10, 21.

21 Prière eucharistique n. IV; cf He 4, 15.

22 Lc 4, 18.

23 Cf. Lc 13, 17.

24 Lc 3, 22.

25 Cf. Jn 16, 32.

26 Jn 10, 15.

27 Jn 17, 10.

25 Jn 14, 10.

29 Jn 14, 31.

30 Cf. Jn 8, 29; 4, 34.

31 Jn 10, 17.

32 Jn 17, 24.

33 Cf. Jn 17, 13.

34 Jn 17, 26.

35 Lc 6, 20-21.

36 Cf. Ac 2, 23.

37 Jn 17, 1.

38 Is 9, 1-2.

39 Praeconium paschale.

40 Prose de la solennité de la Pentecôte.

41 Cf. Jn 14, 23.

42 Cf. Rm 14, 17; Ga 5, 22.

43 Cf. Jn 16, 20-22; 2 Co 1, 4; 7, 4-6.

44 1 P 5, 3.

45 Mt 5, 11-12.

46 1 Co 2, 14.

Exhortation apostolique Gaudete in Domino


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