Au matin, le petit-déjeuner dans la salle commune florentine voit s’affairer un cuisinier échevelé qui n’arrête pas de remettre du pain dans les corbeilles du self-service et de laver des couverts qui manquent toujours. Pourtant, le menu est minimal : pain, beurre et confiture en barquettes plastiques, café ou thé au distributeur. Le public de touristes est italien et étranger. Nous quittons l’hôtel avec nos bagages lourds sur le dos ou à la main, pour aller prendre le bus et sortir de Florence.
L’engin nous laisse à Impruneta, après une banlieue interminable plantée d’ateliers de mécanique, de stations services et de villas « Mon Repos » qui ressemblent à nos constructions des années trente autour de Paris. A Impruneta, gros village enrichi dans le vin, nous venons de rater la traditionnelle fête des vendanges, autour du 15 octobre. L’hôtelier du soir prend nos bagages dans sa voiture ; nous ne gardons que nos petits sacs de randonnée. Après l’inévitable caffè au bistrot, nous visitons l’église en face, Santa Maria. Reconstruite au 15ème siècle avec la prospérité de la région, l’intérieur présente de petites chapelles de Michelozzo dont l’une, la chapelle de la Croix, conserve une majolique bleu ciel et blanc de Lucca Della Robbia. Des anges en bois doré volettent en soutenant un encensoir. Le cloître attenant à l’église présente quelques poteries en pied figurant une femme à la fontaine, le sein nu, un berger d’Arcadie, et une petite fille qui a laissé glisser sa robe jusqu’au ventre pour se rafraîchir à la source. Tout ceci est fort païen, au pied d’une église. Est-ce pour cette tentation du diable qu’elle a été atteinte par une bombe américaine le 28 juillet 1944, comme le précise la notice ? Le village est un centre célèbre de fabrication de statues en terre cuite à placer sur les terrasses ou dans les jardins.
Désormais à pieds, nous longeons un moment la route, Sienne est encore à 57 kilomètres ! Puis prenant un chemin, nous entrons dans le domaine viticole du Chianti Il Termine, près du village d’Il Ferrone. Denis connaît la patronne et il achète deux bouteilles du vin du pays tandis que nous en goûtons une troisième. Le Chianti n’est pas un grand vin, mais il est agréable à boire. Il a le gouleyant et les parfums du Côtes du Rhône, en plus alcoolisé. Il n’est pas prévu pour vieillir mais suffit aux pâtes aromatisées aux herbes et aux cochonnailles diverses produites dans la région. Et c’est bien cela « le terroir » : cet accord des gens avec ce qu’ils mangent, et des produits locaux avec le vin du pays.
Le paysage est très organisé, occupé par l’homme depuis des siècles, en bref « civilisé », n’en déplaise aux écolos intégristes. Nous traversons des villages, grimpons des collines aux pentes plantées de vignes et aux crêtes d’oliviers. De loin en loin, sur des buttes, se dressent des corps de ferme exploitant la contrée. Le ciel est couvert, la vigne jaunie, c’est l’automne. Quelques cyprès s’élèvent, raides sur l’horizon. Ils ne poussent pas naturellement et ont tous été plantés en ces lieux pour des motifs précis : signaler une allée domaniale, une chapelle, une cour de ferme, un cimetière. Leurs flammes végétales, toujours vertes, symbolisent l’éternelle vie.
Nous pique-niquons sur une hauteur, au-dessus des vignes, face au paysage. Denis a fait les courses et chacun s’y met pour préparer la salade de tomates au fenouil émincé, accompagnée d’olives. Ronronnent au loin les bulldozers qui arrachent des lignes de vignes trop vieilles sur une pente. Le chianti de ce matin, légèrement astringent, au goût de framboise, accompagne merveilleusement le fromage pecorino un peu fumé. Le soleil daigne nous sourire une minute ou deux alors que nous prenons le café soluble à l’eau gardée chaude en thermos. Il dore les collines d’une teinte nostalgique. Les oiseaux lancent leurs trilles.
Nous reprenons le chemin parmi les oliviers, en longeant les grillages des domaines où les chiens s’époumonent à notre passage. Ici, les habitants sont loin de tout et doivent prendre leur voiture pour aller faire les courses. Les enfants sont soumis aux cars de ramassage. Trois vieux usent leur retraite à cueillir les olives à l’aide d’un court râteau qu’ils passent sur les branches pour en faire tomber les fruits au-dessus d’un drap immense - fait de toile à parachute récupéré en 1945… Denis discute un moment avec eux pour nous apprendre que les olives d’ici sont de l’espèce basso, de faible rendement mais haut goût. Il faut cent kilos de fruits pour faire quatorze litres d’huile de première qualité, soit « la récolte d’une journée à deux », nous disent les vieux. Leur production n’est pas vendue ; elle est pour leur consommation personnelle.
Nous longeons parfois des bastides de pierres soigneusement restaurées. La plus belle du jour est ornée d’une haute grille d’entrée, d’un puits profond et d’une piscine avec vue sur la vallée. C’est une maison campagnarde loin de l’agitation du monde, tout au bord du paysage, dans un domaine produisant le vin, l’huile, le cèpe et le sanglier. Voici une grande bâtisse qu’il fait bon de remplir de vie, d’enfants et de chats. Nous croisons plusieurs de ces bêtes aux pelages variés, mais pas de gamins ; ils sont à l’école à la ville.
Le soir tombe assez vite et il n’est pas 17h quand nous arrivons à l’auberge Da Omero, dans le village dortoir de Passo di Pecorai, traversé d’une route fort passante. J’évoque sur le chemin le Tibet et le bouddhisme avec Odile qui a, selon la tournure de la conversation, quelque chose à voir avec la profession de psy. Mais elle ne précisera surtout pas, n’infirmant ni ne démentant. Sauf un couple du nord, du village de Vimy fort connu pour ses dépôts de bombes de la Première Guerre, les autres ont peu voyagé hors d’Europe. Il s’agit d’un couple d’enseignants, lui ayant opté pour l’éducation spécialisée d’enfants « difficiles », elle ayant une attitude de prof de gym ou approchant. Ils ont le défaut souvent constaté de nombre de profs : ce qu’ils ont tenté durant trois semaines les rend « spécialistes » incontestés du sujet. Par exemple, pour avoir randonné au Ladakh, en revenant une journée par Delhi, la prof affirme sans sourciller qu’elle « connaît l’Inde ». Moi qui connaît le Ladakh et nombre d’autres régions de l’Inde sans en être le moins du monde un « spécialiste », j’écoute avec componction.
Ces voyageurs-là sont des « voyageant », tout comme les élèves deviennent des apprenants, les instituteurs des enseignants, les parents des adoptants, les élus ou patrons des gouvernant, et les soutiens des maquisards, qui n’ont pas osé s’y mettre, des refusant. Cette forme passive, désormais fort à la mode dans les milieux intellos, marque sans aucun doute une évolution des mentalités. Nul ne veut plus s’impliquer, s’engager, diriger – en bref exister pour créer. A l’inverse, chacun cherche à se fondre dans la masse anonyme, à se faire oublier, à s’aliéner volontairement dans « le système ». Quel que soit ledit système. Les gens d’aujourd’hui s’enferment dans leur coquille, ils gardent leur intime pour eux et ne présentent à ceux qui ne sont pas de leur clan que le visage lisse du ‘look’ qu’ils se sont créé : prof, mais on ne sait pas de quoi ; psy, ou quelque chose d’approchant ; employé, mais peut-être cadre de son agence. Puisque seule l’image qu’ils veulent donner compte à leurs yeux, je n’ai aucune vergogne à parler d’eux selon ce qu’ils présentent. J’aurais plus de pudeur à évoquer leur intime, mais il est bien verrouillé.
« Antique auberge étrusque depuis 1913 », se vante Omero-le-patron dans la description marketing qu’il fait sur un dépliant de sa halte de routiers « dans la vallée de la rivière Grève ». Les bergers s’y arrêtaient lors de la transhumance hivernale. Le soleil couchant nacre le ciel de rose corail tandis qu’à l’est le firmament devient bleu pastel. La lune, grosse et à peine amputée d’une bouchée, ne tarde pas à faire son apparition. Marie-Claude et moi explorons le village tandis que les autres s’acagnardent dans les chambres froides, au chauffage inexistant. Marie-Claude est ingénieur technique à Lyon. Elle donne presque tout de l’image de bonne sœur, la voix douce et les manières onctueuses. Sa conversation est intéressante mais ne s’élève jamais au-delà du politiquement correct. Son domaine, la technique, dispense du politique comme de tout affectif. Il est une carapace facile où elle se bernard-l’hermite à loisir. Le tour du village est vite fait avec sa route passante, sa cimenterie au loin et son église moderne, osée mais fermée à double tour.
Le dîner est bien arrosé pour réchauffer les machines fatiguées de la marche et transies par la douche. Aline, Grandgousier à la Rabelais, « beuvant et se rigolant avec les autres » (Gargantua, 7), parle fort et descend bien, c’en est réjouissant. Elle a un petit quelque chose de Marthe de Villalonga, les mêmes expressions mais sans l’accent. Sous ses airs du sud, Aline est complexe. Elle officie par exemple dans le conseil financier pour institutionnels. Aux pâtes d’entrée – des gnocchis à la florentine- succèdent la côte de cochon grillée, les frites et les beignets d’aubergine, la salade verte puis le dessert – un tiramisu. Vient enfin un capuccino ! Hors le vin dont il n’y a jamais assez, tout le reste est en abondance.
We get a bus to go out of Florence. We began to walk from the village of Impruneta to another village named Passo di Pecorai, located on a hill in Chianti. We are in the country of this famous Italian wine, a rich land full of chapels and churches, and local manors built to lodge farmers, their many children and cats. In autumn time, vines have orange and yellow colours and it is pleasant, at night, to have a local dinner with pasta, fried pork and wine.