Les compilations recèlent par essence quelque chose de douteux. Qu’elles soient vendues dans les étals tournoyants des stations services ou dans les rayonnages aseptisés des grandes surfaces gloutonnes, qu’elles aient la vanité de vouloir résumer la carrière d’un groupe ou de proposer le pire de ce qui n’a pas été retenu en sessions d’enregistrement, elles sont souvent à juste titre honnies. Quant au charity rock, le constat est pire. Souvenons-nous du refrain anémique de « We are the world, we are the people » où la naïveté de ces stars boursoufflées par les dollars rendait le propos presque involontairement cynique. Ça, c’était avant Dark Was The Night. Un titre déjà. Le voir s’étirer en typographie veinée sur kraft parfumé constitue un plaisir en soi. En prononcer les syllabes incantatoires achève de nous plonger dans un orgasme porno-mélodique. Mais attention, le meilleur est à l’intérieur. Ok, cette phrase a tout de la sentence publicitaire facile, voire mensongère. J’en conviens. Sauf que je dis vrai. Car les 31 morceaux eux ne mentent pas. Sélectionnés avec soin par les frères Dessner, membres fondateurs du groupe The National, ils rassemblent la crème de la production indie américaine. Genre le meilleur. Vous me direz, quoi de plus naturel pour une compilation d’afficher au compteur du rock indépendant les meilleurs groupes et parmi eux les titres les plus emblématiques. C’est sa fonction même. Son principe philosophique, mystique et musical. Mais les choses sont légèrement différentes. En effet, il s’agit de morceaux n’appartenant à aucune discographie officielle (ou presque). A l’exception de Lua signé Conor Oberst, les chansons ont toutes été composées ou réinterprétées spécialement pour ce projet et restent, à ce jour, inédites. Deuxième détail qui a son importance, de nombreux duos figurent au casting de ce double album. Imaginer Grizzly Bear fricotant avec Feist séduit d’emblée. Songer à David Byrne ralliant Dirty Projectors nous achève sur place. Je parlais de casting, on est ici comme chez Tarantino tant les têtes d’affiche comptent parmi les vrais talents de cette décennie finissante : Sufjan Stevens, Beirut, Arcade Fire, The Decemberists, Blonde Redhead, Iron & Wine, Stuart Murdoch de Belle & Sebastian, Yeasayer, Grizzly Bear, Antony Hegarty, Bon Ivers, Conor Oberst… Je ne les citerai pas tous. On salive déjà. Et puis surtout, la probité me force à le dire : tous les morceaux sont bons. Là encore, quoi de plus normal pour un Best Of. Ok, je comprends, mais là, c’est vous qui ne me comprenez pas : tous les morceaux sont des joyaux polis ou bruts, des œuvres accomplies ou brèves, des pièces montées jusqu’aux cimes les plus hautes. Ils témoignent tous d’un regard singulier, d’une relecture inspirée comme cette version proprement hallucinante de Cello Song de Nick Drake revisitée par The Books et José González. Chaque morceau vaut de faire ce petit détour incertain qui vous mènera cependant vers des paysages jusque là inconnus. Ecouter ces 31 chansons c’est comme décider de suivre le lapin blanc d’Alice au pays des merveilles. Vous entrez dans le terrier avec une appréhension rampante. Mais au delà, les trésors qui s’y cachent récompenseront les plus téméraires. Beaucoup de ces artefacts dépassent les cinq minutes comme Sleepless des Decemberists, épique et bravache, semblable à une nuit de débauche ininterrompue dans la taverne enfumée d’un port où s’entremêlent les senteurs confuses d’épices, de café et de sexe. Comme You Are The Blood qui débute dans un tourbillon électronique pour se poursuivre en psalmodie pop païenne, confirmant le génie terrassant de l’angélique Sufjan Stevens. David Sitek des TV On The Radio arrive quant à lui à métamorphoser le With A Girl Like You des poppy Troggs en une mélopée électro soul fascinante où une voix d’outre-tombe surnage dans un éther de mellotron, de glockenspiel et de cuivres empyreumatiques. Mais Dark Was The Night contient bien plus de mystère qu’il n’y paraît. Comment réussir ainsi à créer une telle unité avec autant d’artistes venant d’horizons aussi différents ? Même Sharon Jones & the Dap-Kings, porte drapeaux du courant revivaliste soul sixties, arrive à se glisser au milieu de ces titres comme le pied de Cendrillon dans sa pantoufle de verre. L’excellence au fond en est le maître mot. Qu’elles soient tintées de folk antique, de rock rugueux, de soul voluptueuse ou d’électronique savante, ces chansons ne constituent en aucune manière un bis repetita. Ce sont des créations autonomes, insoumises, inadaptées au consumérisme de nos sociétés, puisque proposées dans un format hors norme qui en découragera sûrement plus d’un. Leur aptitude dépasse même le cadre d’une simple pop song. En arrivant à vous soumettre délicieusement, elle feront de vous un initié. L’homme qui a vu l’Homme, l’Etre, le Puissant. Dark Was The Night et la lumière fut.