L'œuvre de Philip K. Dick est un peu comme celles de tous ces génies tarés & prolixes à la fois : il persiste, parmi les immenses monolithes, quelques cailloux qui provoquent l'embarras & dont on ne sait jamais trop quoi faire. Sans renier le moins du monde mon attachement indéfectible à son travail je ne peux m'empêcher de remarquer que de la caillasse Dick en avait plein les poches & que ces dites poches étaient souvent percées. Je ne compte plus le nombre de personnes qui se sont fait une idée définitivement faussée en passant par des portes de service comme La Bulle Cassée ou Les Mémoires d'un Barjo. Comment leur expliquer, sans forcément parler de Total Recall ou de Tom Cruise, que l'œuvre de Dick est un trésor infini de surprises effrayantes & affreusement lucides, de plans sur la comète qui ne cessent de se réaliser ? Comment même leur faire comprendre que Dick n'a écrit aucun véritable roman, que chaque ligne tapée fait partie d'une masse d'information, d'une gigantesque exégèse finale qu'il a passé sa vie à essayer de déchiffrer & de transmettre ? Comment leur faire admettre que Les Marteaux de Vulcain, en fait, c'est bien ? Que même dans ce machinchose pop & kitch il y a de quoi s'étonner ?
Bizarrement, l'œuvre de Dick, au travers du pillage cinématographique plus ou moins inspiré dont elle a été l'objet, est relativement bien connue, même par ceux qui n'ont jamais entendu son nom. Dans ce cadre, le travail de réédition engagé par la collection Lunes d'Encre (Denoël) pourrait sembler vain, voir redondant... & en fait pas du tout, car reste encore une quantité non négligeable de romans qui ne seront/ne pourront jamais être adaptés à l'écran & qui pourtant sont parmi les plus symptomatiques d'un parcours si singulier. Ainsi Radio Libre Albemuth, suite de Coulez mes larmes, dit le policier & portail d'entrée à la grande parade mystico-parano-shizophrène qu'est le cycle de SIVA a.k.a La Trilogie Divine a.k.a La Grande Exégèse de la Fin des Temps. Ouvrez l'œil & le bon...
Roman bicéphale, truffé de références autobiographiques dont Dick était un insatiable consommateur, Radio Libre Albemuth raconte l'éclosion d'une résistance clandestine lancée contre Ferris F. Fremont qui n'est autre que Nixon toutes dents dehors, l'alter ego nominal, Tricky Dick, agent communiste (ce fut, jusqu'à sa mort, l'une des grandes certitudes de Dick), transfuge satanique (F=6, Ferris F. Fremont = FFF = 666) &, accessoirement président des États-Unis d'Amérique transformés en véritable dictature policière qui élève la délation au rang d'activité patriotique & n'hésite pas à déporter ses citoyens les plus agités dans des camps en plein Nebraska (ici, un petit State Trooper coule à mes oreilles). Deux narrateurs se partagent la parole à tour de rôle : Phil, écrivain de science-fiction, célibataire intermittent domicilié à Berkeley, merveilleux foyer gauchiste de l'Amérique contestataire des seventies, Philip K. Dick en lui même. & puis, il y a Nick, employé d'un magasin de musique puis d'une maison de disque folk, paranoïaque sentimental, propriétaire d'un chat super malin, citoyen du compté d'Orange, fief flamboyant de Nixon & du conservatisme us tendance hard core, Philip K. Dick en lui même bis repetita. Nick entend des voix, les multiples voix de Dieu pense t-il, qui lui intiment d'entrer en résistance contre Ferris F. Fremont & sa milice qui sillonne le pays à la recherche d'éléments subversifs. Dans son désarroi, il se confie à son ami de toujours : Phil. Ce dernier observe. Nick, lui, ressent & agit sous la dictée de cette entité divine ou extraterrestre, le doute sera préservé tout au long du roman. Dick, lui-même, n'a jamais vraiment dissocié les deux.
La partie de Nick est au centre du livre, entourée des interventions de Phil & la structure en est révélée dès les premières discussions que partagent les deux hommes. Phil tente de raisonner son ami à coup d'arguments scientifiques (on retrouvera cette structure dans la Trilogie Divine) tandis que l'autre est persuadé d'être une sorte d'élu à qui on a confié la mission de sauver l'Amérique du totalitarisme. Une partie extravertie, si l'on peut dire, où Phil décrit, essaie de comprendre ce qui se passe sans avoir tous les éléments en main &, au milieu, une partie introvertie. Un noyau dur. Celui d'un délire intégral sous observation attentive. Un peu comme si un schizophrène s'analysait lui-même. C'est d'ailleurs là que se trouve tout l'intérêt du livre. On y découvre un texte plus profond qu'à l'habitude qui explore de manière quasi exhaustive le contenu parano-psychique de son auteur avec parfois quelques flottements. Finalement, loin des scénarios hallucinants qu'on avait l'habitude de lire chez Dick, Radio Libre Albemuth apparaît certainement comme un livre assez mineur dans le corpus, comme l'un des plus politiques & mystiques aussi.
& puis profitons de cette réédition pour se plonger dans le passionnant ABC Dick d'Ariel Kyrou sorti à la rentrée chez Inculte. Comme son nom l'indique la chose se présente sous la forme d'un abécédaire dont les entrées sont à la fois logiques & affectives mais visant à chaque fois à mettre en lumière l'incroyable lucidité des idées de Dick. Érudit, l'ouvrage n'en reste pas moins un merveilleux moyen d'appréhender une œuvre vaste & protéiforme avec, pour chaque livre, pour chaque nouvelle, un résumé, un « CIA » (Coefficient d'Intérêt Actuel) & une mini vidéothèque idéale avec le meilleur & le pire de Dick au cinéma. Un outil précieux.