La Moitié de Poulet
Voici une histoire qui se racontait autrefois dans le pays de Montbéliard. C’est un conte de bonne femme ; mais il amusait beaucoup les enfants.
Chemin faisant elle rencontra un renard.
— Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
— Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
— Prends-moi avec toi.
— Point de façons ne ferai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.
Le renard entra dans son cou, et la voilà partie, toute joyeuse d’avoir fait plaisir au renard.
Un peu plus loin elle rencontra un loup.
— Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
— Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
— Prends-moi avec toi.
— Du plaisir en aurai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.
Le loup entra dans son cou et la voilà partie. C’était un peu lourd ; mais la pensée que le loup était content de voyager lui donnait du courage.
Comme elle approchait du palais, elle trouva sur sa route une rivière.
— Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
— Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
— Prends-moi avec toi.
— Bien des charges j’ai. Si tu peux tenir dans mon cou, je t’y porterai.
La rivière se fit toute petite et se glissa dans son cou.
La pauvre petite bête avait bien de la peine à marcher ; mais elle arriva pourtant à la porte du palais.
Toc ! toc ! toc !
Le portier passa la tête par son carreau.
— Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
— Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
Le portier eut pitié de la petite bête, qui avait un air tout innocent.
— Va-t’en ma bellotte. Le roi n’aime pas qu’on le dérange. Mal en prend à qui s’y frotte.
— Ouvrez toujours ; je lui parlerai. Il a mon bien ; il me connaît bien.
Quand on vint dire au roi que la Moitié de Poulet demandait à lui parler il était à table, et faisait bombance avec ses courtisans. Il se prit à rire car il se doutait bien de quoi il s’agissait.
— Ouvrez à ma chère amie, répondit-il, et qu’on la mette dans le poulailler.
La porte s’ouvrit et la chère amie du roi entra tout tranquillement, persuadée qu’on allait lui rendre son argent. Mais au lieu de lui faire monter le grand escalier, voilà qu’on la mène vers une petite cour de côté ; on lève un loquet ; on la pousse, et crac ! ma Moitié de Poulet se trouve enfermée dans le poulailler.
Le coq, qui piquait dans une épluchure de salade, la regarda d’en haut sans rien dire. Mais les poules commencèrent à la poursuivre et à lui donner des coups de bec. Il n’y a pas de bête plus cruelle que les poules quand leur vient des étrangers sans défense.
La Moitié de Poulet, qui était une petite personne paisible et rangée, habituée chez elle à n’avoir jamais de querelles, se trouva bien effrayée au milieu de tant d’ennemies. Elle courut se blottir dans un coin, et cria de toutes ses forces :
— Renard, renard, sors de mon cou ou je suis un petit poulet perdu.
Le renard sortit de son cou et croqua toutes les poules.
La servante qui portait à manger aux poules ne trouva que les plumes en arrivant. Elle courut en pleurant prévenir le roi, qui se fâcha tout rouge.
— Qu’on enferme cette enragée dans la bergerie, dit-il.
Et pour se consoler il fit apporter d’autres bouteilles.
Une fois dans la bergerie la Moitié de Poulet se vit plus en péril que dans le poulailler. Les moutons étaient les uns sur les autres, et menaçaient à tout instant de l’écraser sous leurs pieds. Elle était enfin parvenue à s’abriter sous un pilier quand un gros bélier vint se coucher là, et faillit l’étouffer dans sa toison.
— Loup, cria-t-elle, loup, sors de mon cou, ou je suis un poulet perdu.
Le loup sortit de son cou, et en un clin-d’œil étrangla tous les moutons.
La colère du roi ne connut plus de bornes quand il apprit ce qui venait de se passer. Il renversa les verres et les bouteilles, fit allumer un grand feu, et envoya chercher une broche à la cuisine.
— Ah ! la scélérate ! s’écria-t-il, je vais la faire rôtir pour lui apprendre à tout massacrer chez moi.
On amena devant le feu la Moitié de Poulet, qui tremblait de tous ses membres ; et déjà le roi la tenait d’une main, et la broche de l’autre, quand elle se dépêcha de murmurer :
— Rivière, rivière, sors de mon cou, ou je suis un poulet perdu.
La rivière sortit de son cou, éteignit le feu, et noya le roi avec tous ses courtisans.
La Moitié de Poulet, restée maîtresse du palais, chercha en vain ses cent écus : ils avaient été dépensés et il n’en restait trace. Mais comme il n’y avait plus personne sur le trône, elle monta dessus à la place du roi, et le peuple salua son avènement avec de grands cris de joie. Il était tout enchanté d’avoir une reine qui savait si bien économiser.
L’histoire paraîtra peut-être bien un peu extraordinaire ; mais j’en ai cherché la morale avant de lui faire l’honneur de vous la raconter. Il y en a une qui saute aux yeux tout d’abord, à savoir qu’il ne fait pas bon prêter son argent aux dépensiers : ce n’est pas la bonne. La vraie morale, c’est qu’il est bon de se montrer complaisant avec les gens. On a l’air quelquefois absurde, mais on est toujours récompensé.
Jean Macé , Contes du petit château, Hetzel, 1862.
Tout n'est pas vrai, mais rien n'est pas faux !
Allez, en r'voar !