Les "annales" de thoutmosis iii - 3. approche méthodologique

Publié le 15 décembre 2009 par Rl1948

   Avec vous aujourd'hui, ami lecteur, après avoir mardi dernier rapidement brossé les raisons qui unirent - ne devrais-je pas plutôt écrire : qui désunirent ? - le jeune Thoutmosis III et sa tante et belle-mère, la reine Hatchepsout, je voudrais, comme je vous l'avais promis en clôturant mon intervention, tenter de décoder la longue inscription que les égyptologues définissent sous le nom d' Annales.

   Si son grand-père, Thoutmosis Ier, avait déjà considérablement repoussé les frontières de l'Egypte, au sud, en Nubie donc, jusqu'à la quatrième cataracte et au nord-est, au Proche-Orient, jusqu'à l'Euphrate mésopotamien, Thoutmosis III, pour sa part, dès son accession à la tête du pays en tant que monarque unique, n'a pas d'autre choix, s'il veut prouver à la face du monde qu'il est le "seul maître à bord", que de faire face aux velléités contestataires qui commencent à sourdre chez les princes mitanniens et leurs alliés par rapport à la domination égyptienne en menant une série d'incursions, dix-sept en tout, dans cette Asie grosse de richesses qui font cruellement défaut à son pays.
     C'est la narration de ses campagnes militaires, mais surtout du butin qu'elles lui rapportèrent, que le  souverain - il approchait de la cinquantaine -, fit graver,
à partir de l'an 42 de son règne, sur certains murs de l'espace compris entre le VIème pylône et le sanctuaire de la barque dans le temple d'Amon-Rê, à Karnak.

   (Je rappelle que je dois ce cliché du début du "Mur des Annales" à l'obligeante amitié du Dr. Dimitri
Laboury, de l'Université de Liège.)
 

   Lors de son séjour en Egypte afin de vérifier de visu le bien-fondé du système de déchiffrement des hiéroglyphes qu'il avait mis au point quelques années auparavant, Jean-François Champollion avait croqué un nombre considérable de monuments inscrits ; dessins qu'après son décès prématuré publia son frère dans un ouvrage d'importance intitulé Monuments de l'Egypte et de la Nubie.
   Les deux documents ci-dessous proviennent du quatrième volume de planches de ce précieux ensemble : je les ai réalisés afin de vous permettre de visualiser avec précision le tableau figuratif qui surplombe les premières colonnes du texte des "Annales" de la photographie précédente : c'est là et avec cette scène séparée en deux registres que commence véritablement le récit que nous découvrirons ensemble le premier mardi du mois de janvier.


   A Karnak, donc, comme vous l'aurez constaté sur la photo originale, les deux planches ci-dessus reprises de l'ouvrage du célèbre Figeacois ne constituent qu'une seule scène : à gauche, Thoutmosis III, représenté debout, en taille héroïque, portant pagne traditionnel et double couronne l'instituant roi de Haute et Basse-Egypte, entouré de signes hiéroglyphiques dont certains, dans des cartouches, faisant partie des noms de sa titulature officielle, agissent comme une sorte de "carte d'identité", tandis que d'autres, devant lui, énoncent ses intentions de faire construire des monuments pour son père Amon.
   Le roi, debout, est présenté brandissant le sceptre de consécration en direction des nombreuses offrandes répertoriées sur neuf  niveaux et disposées devant le dieu thébain, assis à droite, sur un siège cubique des plus simples posé sur une sorte de socle à allure vaguement trapézoïdale.
   Parmi ces biens offerts à Amon-Rê, après deux obélisques, vous remarquerez notamment des coffrets en bois précieux, des colliers, des miroirs, des autels portatifs, des statuettes, des vases aux formes très variées, le tout mêlant or, argent, électrum, cuivre, albâtre, turquoise et lapis-lazuli ...
     Précisant tous ces trésors issus des tributs livrés par les pays soumis à l'hégémonie égyptienne, de  simples signes hiéroglyphiques en indiquent le plus souvent la quantité :
le "∩" comptabilisant les dizaines et la petite barre verticale, les unités.


     En dessous, à droite, sous le siège d'Amon-Rê, parfaitement visibles sur la première photo, mais non dessinées par Champollion, débutent donc les toutes premières colonnes du texte des "Annales", pas toujours en excellent état de conservation mais néanmoins copiées et recopiées, translittérées, traduites
en différentes langues et abondamment étudiées, disséquées, minutieusement analysées et commentées par la communauté égyptologique depuis près de quatre-vingts ans. 

 

   D'emblée, fondant une partie de la suite de mon intervention sur la magistrale étude que l'égyptologue français Pierre Grandet a consacrée en 2008 à la "pensée stratégique" des pharaons du Nouvel Empire, je voudrais quelque peu maintenant - pour au moins justifier le titre complet de cet article - couper les ailes au canard. Certes pas à celui qui vous accueille en chapeau de ce blog à chacun de vos passages, ami lecteur,  mais plutôt à tous ceux qui, historiens ou simples amateurs comme votre serviteur, se contenteraient d'inlassablement véhiculer, sans rien remettre en question, des idées, des poncifs, des notions péremptoirement assénées de longue date.

   Pour volontairement dépoussiérer l'Histoire, pour la dégager d'une gangue devenue trop étroite, il est bon, - c'est presque une lapalissade ! - de revenir aux sources chères à tout philologue : le texte original. Mais une interprétation de document constituant immanquablement le produit d'une époque et d'une société données - c'est ce que, d'une certaine manière le sociologue Pierre Bourdieu appelait l'habitus -, il est nécessaire, pour en évaluer toutes les composantes, de confronter les différentes sources littéraires non seulement entre elles, mais aussi avec les découvertes les plus récentes de l'archéologie.

     Ainsi, pour ce qui concerne les "Annales" de Thoutmosis III, les savants qui ont traduit le texte colligé par Kurt Sethe ont souvent répété que ce récit excipait d'une Egypte traumatisée par la récente "domination" des Hyksos afin de pouvoir créditer le souverain d'une volonté avérée d'étendre, comme son grand-père l'avait fait avant lui, son emprise sur tout le Proche-Orient jusqu'à l'Euphrate en vue d'y instaurer une sorte de zone tampon, un "glacis défensif", pour reprendre les termes mêmes de Pierre Grandet, "visant à la protéger de toute nouvelle tentative d'invasion." Et qu'après cela, après cela seulement, une exploitation économique des pays conquis aurait été mise en place.

     Deux points doivent à ce niveau être pris en considération : les artistes scribes convoqués par Pharaon  pour graver ici et là narration de ses faits et gestes se devaient de rédiger une oeuvre de propagande exaltant ses  exploits et, comme l'Histoire, malheureusement, en fournira tout au long des siècles des preuves parfois bien plus dramatiques, étaient amenés à en proposer une vision obligatoirement partiale dans la mesure où il était impératif que l'image de force, de puissance, d'invincibilité véhiculée ainsi par le souverain corresponde parfaitement à ce qu'en attendait la population égyptienne.

   Conscients de cet état de fait, il nous faut donc lire les "Annales" avec circonspection et, surtout, ne pas prendre tout ce qui y est écrit au pied de la lettre. 

     Historiquement parlant, et là réside le second point auquel il  importe d'être attentif : depuis les temps les plus anciens, l'Egypte, totalement dénuée de certaines ressources, s'était toujours tournée vers ses plus proches voisins pour y obtenir ce dont elle avait besoin par l'entremise d'une politique d'échanges commerciaux qui, jusqu'au règne de Thoutmosis Ier, n'avait posé aucun problème relationnel. Et c'était tout à fait pacifiquement qu'au Liban, elle se procurait le bois lui permettant, notamment, l'édification des embarcations bien nécessaires aux déplacements sur le Nil ; mais aussi dans d'autres régions le cuivre et l'étain dont l'alliage donnait ce bronze que quasiment toutes les premières civilisations - l'Egypte ne dérogeant pas à la règle -, utilisèrent comme métal de base pour l'élaboration de leur outillage et de leur armement. 

   Mais à l'aube du Nouvel Empire, deux puissances prennent position dominante sur l'échiquier proche-oriental et entendent bien en découdre avec la mainmise égyptienne : le royaume du Mitanni, en Haute-Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate donc, et celui du Hatti, des Hittites, en Anatolie, dans la Turquie actuelle.

     L'Egypte éprouve dès lors l'obligation de persuader, voire même de contraindre ces  potentats étrangers à partager l'exploitation de leurs ressources naturelles : la guerre que, pour la première fois, Thoutmosis Ier, choisira comme l'une des cordes à l'arc de sa politique étrangère, le disputera en tactique avec la diplomatie.

   Nonobstant, ne vous méprenez pas sur mes propos : si je devais additionner noir sur blanc les années pendant lesquelles l'Egypte du Nouvel Empire eut des rapports bellicistes avec l'un quelconque de ses voisins, j'obtiendrais un nombre tellement peu élevé qu'il faudrait immanquablement que soient bannies des expressions telles que "Empire des Conquérants" ou "Expansionnisme guerrier" qui, certes, connurent leur heure de gloire mais qui, à la lumière d'une analyse textuelle plus pointue, ne peuvent plus de nos jours être utilisées.

   Ne me faites néanmoins pas dire ce que je n'ai pas écrit ! L'Egypte thoutmoside et ramesside connut de sanglants conflits : ils furent abondamment relatés par l'image et le texte sur les parois des plus grands monuments, pour les raisons idéologiques que je viens d'évoquer. Mais - et cela me semble capital à comprendre - ils ne constituèrent jamais, avec Thoutmosis III à tout le moins, un but d'occupation militaire pour elle-même : ils furent toujours la conséquence d'une volonté de s'assurer la continuité de l'accès aux ressources nécessaires à la survie du pays en se protégeant contre ceux qui, parfois, ne l'entendaient pas de cette oreille. 

   Ce qui ne signifie évidemment pas que je sois moi aussi partial et que j'exonère le pouvoir pharaonique d'une responsabilité en la matière. Mais ce que je voulais démontrer aujourd'hui c'est que les raisons invoquées pour expliquer les périodes de graves conflits égyptiens avec le Proche-Orient sont à revoir à la lumière d'une approche scientifiquement plus pointue et des textes et des représentations que nous a laissés la civilisation égyptienne.
                

   C'est donc en ayant cette grille de lecture nouvelle à l'esprit que je me propose, le mardi  5 janvier prochain, de vous présenter la première section des "Annales" de Thoutmosis III, celle donc qui relate la campagne de l'an 23 à Mégiddo.


   Mais avant de prendre définitivement congé de vous, ami lecteur, à la veille de ces vacances scolaires et des fêtes de fin d'année, je vous convie, une dernière fois en 2009, à ensemble déambuler dans Mala Strana, samedi 19 décembre prochain. 



      (Christophe : 1951, 89-114 ; Champollion : 1845, IV, 2 + Pll. CCCXVI et CCCXVII ; Grandet : 2008, 9-94 ; Laboury : 1998, 5-58 ; Porter/Moss : 1972, 97 (282))