(dépêches)
Nicolas Sarkozy et Michel Rocard sont dans un bateau...
Michel Rocard nous répond
Chronique
LE MONDE | 12.12.09 | 13h36 • Mis à jour le 12.12.09 | 13h51
Cela ne va toujours pas bien à Dubaï, que le riche cousin Abou Dhabi tarde à renflouer. Cela ne va pas non plus très fort en Espagne, où le chômage approche les 20 % et dont la dette préoccupe
beaucoup Standard & Poor's, ce qui n'augure jamais rien de bon. Au Royaume-Uni, Gordon Brown, à quelques mois d'élections qui s'annoncent aussi périlleuses pour son parti que le financement
du déficit budgétaire, fait preuve d'une grande créativité fiscalo-démago-morale, en taxant les bonus des traders et en baissant les salaires de ses hauts fonctionnaires.
La Grèce se trouve quant à elle carrément au bord de la banqueroute, la seule question étant de savoir si c'est le Fonds monétaire international (FMI) ou Bruxelles qui va sortir le carnet de
chèques et diriger, de fait, la politique économique du pays, à la place de M. Papandréou.
Tous ces événements confirment qu'on est bien en train de passer d'une crise de la dette privée à une crise de la dette publique, de Lehman Brothers à la Grèce, que le virus des subprimes a
voyagé de Wall Street jusqu'à l'Acropole.
Dieu merci, la France est à l'abri de ces vents mauvais qui soufflent sur les marchés d'emprunts d'Etat. Pour preuve, Nicolas Sarkozy dévoilera lundi 14 décembre tous les détails de son grand
emprunt. Jusqu'à lui donner un nom ? Nul n'ose sérieusement imaginer un seul instant qu'il puisse en porter un autre que le sien. A propos de l'"emprunt Sarkozy", donc, nous avons reçu de Michel
Rocard la lettre suivante :
"L'article que vous avez publié sous le titre "J'emprunte donc je suis" appelle de ma part trois remarques. La première concerne l'objet même de l'emprunt. Il est symptomatique que vous ne citiez
qu'une seule fois les mots mêmes du président de la République : "financer l'avenir de la France", au début de l'article, pour n'y plus revenir ensuite, comme s'il n'y avait aucun problème à cet
égard et s'il s'agissait là d'un mauvais alibi.
On eût souhaité lire sous votre plume votre avis sur le retard des universités françaises dans les classements mondiaux, sur les conséquences prévisibles de la baisse significative et constante
du pourcentage d'étudiants s'orientant vers les sciences exactes, et sur le blocage faute de financements de programmes de recherche majeurs dans les sciences du vivant, dans les
nanotechnologies, dans les énergies renouvelables ou dans la préparation d'objets moins énergivores pour nos déplacements urbains, notre chauffage ou nos activités maritimes, aériennes et
spatiales. C'est de ce diagnostic que dépend la possibilité pour la France de maintenir ou de reconquérir de fortes positions mondiales, ou d'être suiviste et importatrice (d'où la dette de
demain, monsieur) dans ces domaines dont dépend notre avenir.
La seconde concerne la dette. C'est le monde entier que la crise bancaire financière et économique en cours a affecté d'une augmentation spectaculaire et dangereuse de l'endettement. Quelques
pays sont en faillite pure et simple, Hongrie, Lettonie, Islande. Les Etats-Unis portent une dette ahurissante (37 trillions de dollars) mais c'est moins grave pour eux que pour d'autres, aussi
longtemps que le dollar restera la monnaie du monde, à cela près que justement leur dette met en cause ce règne du dollar.
Aux limites de l'étranglement sont aussi l'Angleterre, l'Irlande, l'Espagne, l'Italie et la Belgique et quelques autres. Les deux pays qui ont le moins mal résisté sont la France et l'Allemagne,
même si leur dette à toutes deux est en train d'approcher 80 % du PNB, ce qui est énorme, dangereux, mais moins que la moyenne. Nos deux Trésors publics restent notés AAA, sans annonce de
modification prochaine comme ce vient d'être le cas pour l'Angleterre. C'est justement cette situation comparative qui laisse à la France la marge de liberté de se poser la question de savoir
s'il n'y a pas encore plus d'urgence à renforcer nos positions pour l'avenir, du moment que l'augmentation annuelle de notre dette est acceptable par les marchés. L'emprunt en représente 12 % ;
les opérateurs considèrent ce niveau comme acceptable, précisément. Pour en discuter, il eût fallu relativiser et comparer. Votre papier eût été plus convaincant si vous l'aviez fait.
Ma troisième remarque me concerne personnellement. Vous écrivez :"Deux anciens premiers ministres, Rocard à gauche, Juppé à droite, qui il est vrai avaient pratiqué avec brio l'art du déficit
quand ils occupaient leur poste..." Je ne peux ni ne cherche à parler au nom d'Alain Juppé. Pour ce qui me concerne, il me faut rappeler quelques faits.
Je suis nommé le 10 mai 1988. Le budget de cette année a été arrêté par le gouvernement et la majorité précédente avec un déficit de 135 milliards de francs. Je l'exécute au milliard près. Je
fais adopter pour 1989 un budget au déficit de 115 milliards, puis pour 1990 un budget au déficit de 100 milliards, tous deux exécutés au milliard près. Je fais adopter le budget pour 1991 avec
un déficit de 90 milliards. Je quitte mes fonctions en mai, ce dernier budget sera exécuté avec un déficit majoré de près de 4 milliards. La récession de 1992 commençait en effet à se faire
sentir fin 1991. Est-ce ce type de gestion que vous appelez "pratiquer avec brio l'art du déficit" ? Une meilleure mémoire vous aurait évité ce que, compte tenu justement de l'idée que je me fais
des finances publiques et de la dette, je ne peux considérer que comme une insulte."
Courriel : [email protected]
Pierre-Antoine Delhommais
Article paru dans l'édition du 13.12.09
Le volontarisme de Nicolas Sarkozy à l'épreuve du temps et de l'action, par Michel
Feher
Point de vue
LE MONDE | 12.12.09 | 13h53
Le volontarisme est le maître mot de la présidence de Nicolas Sarkozy. Selon lui, en effet, le discrédit dont souffre le personnel politique procède de sa passivité et de son fatalisme. Depuis le
"On a tout essayé" de François Mitterrand à propos du chômage jusqu'au "l'Etat ne peut pas tout" de Lionel Jospin concernant les délocalisations, en passant par les nombreuses réformes
abandonnées par Jacques Chirac, le président de la République impute aux renoncements contrits des dirigeants qui l'ont précédé la propension de la population à désespérer de la politique.
Soucieux de rompre avec cette pratique du pouvoir irresponsable, son premier engagement va donc consister à s'interdire toute déclaration qui pourrait ressembler à un aveu d'impuissance. Bien
plus, ce sera avant tout à la double exhibition de sa propre volonté et des résultats produits en l'exerçant qu'il va confier le soin de réhabiliter la fonction présidentielle. Sans doute le chef
de l'Etat n'ignore-t-il pas que la résistance des faits menace de compromettre la valeur démonstrative de son volontarisme. Toutefois, pour conjurer cet aléa, il dispose de deux procédés.
Le premier consiste à multiplier les annonces, en variant sans cesse les sujets mais en érigeant chacun d'eux en priorité absolue : parmi les intentions affichées par Nicolas Sarkozy au cours de
la première moitié de son mandat figuraient notamment celles d'augmenter le taux de croissance à la force des maxillaires, d'entraîner la France et l'Europe dans une politique de civilisation, de
soutenir le pouvoir d'achat de ses compatriotes, de donner un coup d'arrêt aux persécutions subies par les femmes, d'unir les deux rives de la Méditerranée et de moraliser le capitalisme.
L'étourdissement produit par le déferlement des proclamations a une double vocation : il contraint les observateurs à suivre le mouvement au lieu de demander des comptes sur les engagements
antérieurs et permet à Nicolas Sarkozy d'escompter une certaine indulgence à son endroit. D'un homme impliqué dans autant de tâches prioritaires, il serait excessif d'attendre des résultats tous
les jours.
Quant au second moyen de conjurer l'érosion de son crédit, le président le trouve dans la définition d'un domaine où son pouvoir sur le monde est susceptible de s'exercer sans rencontrer de
résistances trop importantes. Car pour autant que l'opinion puisse être persuadée du caractère prioritaire que revêt son action dans ce domaine, il disposera alors d'un registre où la culture du
résultat ne sera pas un vain mot. Ainsi s'explique notamment l'importance accordée à la lutte contre l'immigration dite "subie". Dans la mesure où les expulsions d'étrangers en situation
irrégulière ne présentent pas de difficultés techniques insurmontables, elles deviennent en quelque sorte "bonnes à vouloir". La principale raison d'être des chiffres d'éloignement programmés par
le ministère de l'immigration, notait à ce propos le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, réside dans "la capacité de l'administration à les atteindre".
Plus généralement, comme Nicolas Sarkozy le rappelait récemment aux parlementaires de l'UMP, rien ne doit retenir davantage l'attention d'une majorité présidentielle volontariste que "les trois
i", à savoir l'immigration, l'insécurité et les impôts - tant il est vrai qu'en ces trois domaines, on peut escompter des résultats qui, faute d'avoir un impact positif sur la société française,
présentent au moins l'avantage de correspondre à des objectifs préalablement fixés.
En martelant sans cesse la formule "quand on veut, on peut", ce n'est donc pas seulement sa psychologie personnelle que manifeste le président français : ce qu'il dessine n'est rien de moins que
l'épure de sa politique, laquelle consiste à montrer que la volonté du chef de l'Etat se traduit par des actes qui affectent le monde. A ses yeux, en effet, c'est d'une pareille "monstration" que
dépendent la foi du peuple dans la réalité de sa propre souveraineté et, partant, la confiance qu'il accorde à ses mandataires.
Il reste qu'une fois érigé en art de gouverner, le volontarisme cesse aussitôt de ressembler au trait de caractère qu'il mime : car si l'individu qui se répète "quand on veut, on peut" cherche en
le faisant à se donner le courage d'entreprendre une action hasardeuse, pour sa part, le gouvernement, dont la préoccupation principale est l'exhibition des effets de sa volonté, veille plutôt à
se soustraire aux entreprises dont le succès n'est pas assuré. Autrement dit, les dirigeants dont le principal souci consiste à assurer la représentation de leur pouvoir d'accomplir ce qu'ils
veulent sont enclins à ne déclarer vouloir que ce qu'ils peuvent obtenir sans trop de peine. Le mot d'ordre auquel ils se soumettent réellement serait donc : "Quand on peut, on veut."
Relativement performant en temps normal, tout au moins à l'aune de la popularité qu'il poursuit, le volontarisme pratiqué par Nicolas Sarkozy est cependant soumis à plus rude épreuve depuis le
déclenchement de la crise économique. La conjoncture accuse en effet l'incompatibilité entre les engagements du président - promouvoir une relance qui n'oublie pas l'emploi, favoriser une
"croissance verte", contraindre les banques à amender leurs pratiques - et sa détermination à financer le surcroît de dépenses publiques requis par la récession en empruntant sur les marchés
financiers plutôt qu'en augmentant les recettes fiscales. Dans ce nouveau contexte, son aptitude à éviter l'évaluation de sa politique en multipliant et en diversifiant les effets d'annonce tend
à produire plus d'agacement que de vertige.
Confronté à la crédibilité décroissante de ses proclamations ambitieuses, on sait que Nicolas Sarkozy a tenté de repousser la mélancolie en intégrant un nouveau territoire dans l'orbe de son
volontarisme : à défaut d'être en état de montrer que le pouvoir de sa volonté infléchissait le cours du monde, il a projeté de signifier qu'il était au moins libre d'en user pour servir ses
propres intérêts. Toutefois, les protestations soulevées par la promotion de son fils à la tête de l'EPAD l'ont contraint de renoncer à arborer son impudence comme un attribut de sa lutte contre
l'immobilisme.
Désormais replié sur un pré carré fait d'identité nationale, de charters pour les demandeurs d'asile et de couvre-feu pour les moins de 13 ans, le président de la République peine à trouver les
conditions d'entretien de son mode de gouvernement. Cependant, loin de présager un quelconque changement de cap, le champ de ruines qui lui tient lieu d'opposition rend ce risque d'essoufflement
inquiétant : car dans un régime dont le principal enjeu est la projection de l'efficacité du chef, rien n'est plus dangereux que de priver celui-ci d'autre adversité que son propre reflet.
Michel Feher est philosophe, président de l'associaiton Cette France-là.
Article paru dans l'édition du 13.12.09