(dépêche)
L'identité nationale selon Jean Rouaud
La nation a fait son temps !, par Jean Rouaud
Point de vue
LE MONDE | 12.12.09 | 13h47 • Mis à jour le 12.12.09 | 13h53
Parce qu'il semble que les barrages de tenue et de retenue cèdent les uns après les autres, et que l'épandage de la pensée triomphe. Tout se passe comme si, par un effet d'accumulation, on avait
fini par baisser les bras. Car ces saillies à la petite semaine, qui visiblement comblent ceux qui les profèrent, en quoi ils se reconnaissent beaux esprits, ne suscitent pas plus d'effroi que
ça, quand ce sont nos représentants, et qu'ils s'imaginent parler à notre place.
Or, je n'ai pas envie qu'on parle mal en mon nom. Les exemples ? Personnellement je n'aurais pas dit : "Ça manque de white" (autrement dit trop de Noirs, ou trop de notes, mais on a compris que
celui-là n'est pas Mozart), ou, "j'attends le film" (n'attendons pas, il sera très mauvais, nous, nous attendons les commentaires de la cinéphile sur les élections en Tunisie, en Afghanistan),
ou, "quand il y en a un ça va, c'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes" (prenons la littérature, par exemple, je suppose que seraient visés ici Alain Mabanckou, Adouraham Waberi,
Anna Moï, Azouz Begag, Wilfried N'Sondé, Fatou Diome, et la liste est longue, le ministre a raison, ça fait beaucoup, mais où est le problème ?).
La littérature s'en porte beaucoup mieux et personnellement je suis ravi de compter ceux-là parmi mes camarades. Je n'aurais pas non plus exigé un devoir de réserve à la beauté de l'écriture (si
on se réserve il n'y a pas d'écriture, écrire c'est s'autoriser, c'est même ainsi que je définis l'acte d'écrire), et certainement pas mis en garde contre cette nouveauté de l'état civil, à
savoir les "mariages gris" (gris l'amour ? Je crois encore qu'il n'y a rien de plus lumineux que la rencontre). Et bien sûr, je me serais repenti si j'avais lancé le pyramidal "casse-toi pov'con"
qui, de fait, ne renvoie pas à un prince. Et maintenant les minarets. Comme dirait Valentin Brû dans Le Dimanche de la vie : "C'est complet."
Car dès lors que les maîtres - et on remarque cette manière, ce ton de proviseur chez ceux qui nous gouvernent, toujours à nous menacer, le doigt pointé, de cent lignes - ont donné le signal du
relâchement général, on voit les cancres de la classe politique qui se cachaient jusque-là derrière leurs pupitres pour débiter des insanités, en jurant quand ils étaient pris, qu'ils n'avaient
rien dit, ou que ce n'était pas ça qu'ils avaient voulu dire, s'en donner soudain à coeur joie, ne se souciant même plus d'un micro ouvert, désireux au contraire de faire partager leur haute idée
de la France au plus grand nombre, préoccupés soudain des états d'âme d'une France dite "profonde" qu'on avait oubliée et qui les obligerait, malgré eux, à tenir de tels propos pour calmer sa
légitime inquiétude.
Ceux-là, on les soupçonnerait d'envoyer des lettres de corbeau en Suisse pour réclamer des référendums sur la burqa, et puis aussi, car on sait d'où vient le danger pour notre civilisation en
péril, sur le couscous, le khôl, le thé à la menthe et les épiceries ouvertes tard le soir à Paris mais qui n'appartiennent pas à la grande distribution.
Ce tableau ne serait qu'un almanach des pauvres en esprit, si les mêmes n'avaient décidé de jeter leurs épées de braves (du moins ils s'en donnent l'air) sur le plateau de l'identité nationale.
Une rhétorique du Jugement dernier où après avoir pesé les âmes, on les fera asseoir, les bonnes, à la droite du Père (de la nation), et les mauvaises - les orphelines - dans les fauteuils d'Air
France peut-être, pour une reconduite derrière les frontières. Les critères de sélection sont évidemment délicats. D'autant plus quand s'y mêlent les sans- papiers qui font la fortune du BTP si
bien vu en cour, et travaillaient, il y a peu, dans les cuisines des ministères, ce qui obligeait à faire le tri jusque dans son assiette. Pourrait-on suggérer à nos vaillants une exposition sur
les faciès pour nous aider à mieux nous y retrouver ?
On peut aussi se poser une autre question. Est-ce que l'on attend de la nation qu'elle nous définisse une identité ? L'idée de nation est une idéologie et on sait ce qu'il advient quand une
idéologie tranche entre ce qui est compatible ou non avec ses critères. Un magazine rappelait une déclaration de Claude Lévi-Strauss en 2005 : "J'ai connu une époque où l'identité nationale était
le seul principe concevable des relations entre les Etats. On sait quels désastres en résultèrent."
On peut imaginer qu'il viendrait à l'esprit de certains de confier les cendres du grand homme au Panthéon, même si je préfère visiter les êtres chers de ma géographie personnelle dans leur
dernière demeure (devant la tombe de Rimbaud à Charleville, je me rappelle que sa mère s'est couchée dans le caveau pour juger de son confort avant d'y glisser son fils prodige). Et le pays
s'honorerait bien sûr de panthéoniser Claude Lévi-Strauss. Mais pas en feignant d'ignorer sa parole.
C'est toujours suspect quand un concept se mêle des liens familiaux. Quand le Parti invente le camarade, la patrie ses enfants, la nation ses pupilles, la République le citoyen. Ce qui
s'apparente à un dépouillage identitaire. Abandonne tout ce qui t'a fait, et rejoins-nous. Petite contrainte toutefois imposée à l'homme nouveau, rebaptisé de frais : Un Français doit vivre pour
elle/Pour elle un Français doit mourir. Vraiment ? Brrr.
C'est précisément, cette dépossession de soi, cette aliénation de la volonté, ce que demande toute secte à ses adeptes. Faut-il inscrire la nation sur la liste noire des sectes ? Son bilan se
mêle largement aux "désastres" terrifiants du XXe siècle. Et on voudrait qu'elle en ressortît indemne ? Qu'on ne lui fît pas les procès intentés aux idéologies meurtrières ?
Nation. "Tous les hommes naissent", dit le législateur de 1789. Entendu, mais pas de tuteur, s'il vous plaît. L'identité est bien plus une construction qu'un acquis. Et tout ce que la nation a à
proposer c'est de réinventer le code-barres à nos poignets. Un idéal de glaciation, une philosophie de commissaire politique. D'autant que sur cette question des droits et des devoirs du citoyen,
il y aurait à redire. Un citoyen paie ses impôts, respecte la loi et a le droit de choisir ses élus. C'est le pacte.
Pourtant un immigré qui travaille ici, paie ses impôts ici, et respecte les lois de ce pays, ne bénéficie pas, lui, du droit de vote. L'immigré ne serait-il pas un citoyen ? A moins de considérer
qu'à l'exemple de l'Empire ottoman, la République ait ses dhimmis, ses citoyens de seconde zone, avec moins de droits et davantage de devoirs.
Que la gauche n'ait pas proposé le droit de vote aux immigrés (officieusement pour ne pas bousculer ses électeurs qui selon elle ne sont pas prêts, et mettraient ainsi en péril la réélection de
ses cadres) nous donne son exacte ambition. Or la seule question politique est celle du vivre ensemble. Ce qui implique de rechercher des objectifs allant dans ce sens. Le seul fait de ne pas
proposer une telle loi, c'est répondre : vivre ensemble, mais pas avec tout le monde. On n'attend pas du non-cumul des mandats, la proposition lampe de poche pour éclairer les réunions du parti,
qu'il nous fasse entrer dans une ère nouvelle, ni évoluer les mentalités. Ce qu'ont réussi la loi sur l'avortement et l'abolition de la peine de mort, pour lesquels pourtant on doutait que
l'électorat fût prêt. Or il y a un avant et un après de la loi sur l'avortement, un avant et un après de l'abolition de la peine de mort.
On éprouve même une forme de condescendance à l'égard de certains pays encore empêtrés dans ces lointains débats. Un avant et un après du non-cumul des mandats ? Hum, on croit comprendre que
certains prébendiers s'engageraient à ne pas reprendre une deuxième ou une troisième part du gâteau de la nation ? C'est ça ? On doute que ça change grand-chose pour les électeurs qui hument
devant les soupiraux les cuisines politiciennes.
Au lieu qu'accorder le droit de vote aux immigrés, ce serait aussi l'assurance que leurs enfants, qui ont ce droit mais ne se l'autorisent pas souvent pour ne pas déconsidérer leurs parents qui
en sont privés - voyez où se niche l'identité -, trouvent le chemin des urnes et s'engagent dans ce mode de transformation de leurs vies. Et pas un vote au rabais, pour élire le représentant du
quartier à l'élection des Miss, hein ? Non, un droit de vote plein et entier, vous diriez sans doute, national.
La nation, en tant que couveuse républicaine, a fait son temps. Autant que la patrie. Le pays nous suffit bien. Et comme régime, la démocratie pour peu que tous aient leur mot à dire. Et une
carte de France, regroupant carte d'identité nationale et carte de séjour ou de passage, fera l'affaire.
Et s'il faut absolument un chant à entonner à pleins poumons au début d'un match, plutôt que ce refrain pompier aux paroles dignes d'Al-Qaida ("qu'un sang impur abreuve nos sillons"), auquel
semble attachée la fille du capitaine qui s'inspire de Lourdes pour sa technique des apparitions, on pourrait choisir, par exemple, l'air du toréador de Carmen. Il serait approprié aux arènes
modernes que sont les stades, et on y apprend que si nous devons prendre garde, c'est seulement à l'amour qui nous attend. Le Kop de Boulogne en serait tout retourné.
Ecrivain, lauréat du prix Goncourt pour son premier roman, "Les Champs d'honneur" (Minuit, 1990), Jean Rouaud a composé un vaste cycle romanesque familial et autobiographique. Egalement auteur de
théâtre, d'essais, de livres illustrés et de chansons, il a récemment publié, aux éditions Gallimard, "La Fiancée juive" (2008) et "La Femme promise" (2009)
Jean Rouaud
Article paru dans l'édition du 13.12.09