La première fois que j’ai découvert Kiriko Nananan, c’était il y a deux ans. Je vivais une histoire d’amour douloureuse. Alors, bien sûr, le titre d’un manga (moi qui n’en lit jamais) à la couverture orange et noir m’intrigua : Amours blessantes. Et plus encore, les grands aplats de noir, blanc et gris, les gros plans sur des détails étonnants des corps et des décors.
Kiriko Nananan a 37 ans, elle est mangaka. Elle écrit et dessine pour un journal pour jeunes filles au Japon. Son univers est plus proche de Virgin Suicides que des sempiternels mangas sur fond de branche de pommier. Toutes ses histoires sont celles d’adolescentes amoureuses, sensuelles et sexuelles, parfois violemment confrontées aux conséquences de leur beauté et de leur jeunesse. A Tokyo, beaucoup d’étudiants (garçons et filles) se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Kiriko Nananan ne juge jamais ses sujets. Elle est à peine plus âgée qu’eux lorsqu’elle commence à publier dans le magazine Garo, en 1993. Tous ses shôjo (BD pour adolescentes) sont profondément générationnels et cependant, aucun d’entre eux ne peut être réduit à l’expression seule d’une époque. Qu’on relise Jane Austen, par exemple, et on y trouvera les mêmes inquiétudes et les mêmes thèmes éternels : une jeune femme confrontée au passage à la maturité sexuelle et à l’indépendance financière.
Ce qui frappe chez Nananan, c’est d’abord cette façon d’envisager ses planches, qui ressemblent à un story-board de film d’auteur. Les plans sont rapprochés. Il n’y a pas d’axe des regards. La plume de la dessinatrice choisit de dévoiler une nuque, puis un genou, puis un mégot de cigarette dans un cendrier, avant d’aller rêver un moment devant un paysage de sable et de mer où se tient, immobile, une pelleteuse. Les bulles de dialogue sont bien plutôt l’expression d’une pensée intérieure – voix-off poétique à la ligne aussi claire que les dessins de Nananan.
Blue est un des plus beaux albums : histoire d’amour pudique, entre deux adolescentes livrées aux premières duretés de la vie sexuelle et de la dépendance passionnelle. Comme les autres histoires de Nananan, Blue est hautement graphique, mystérieux et universel. Dans les peintres de l’adolescence, Kiriko Nananan se place à côté de Sofia Coppola et de ses jeunes filles en fleurs désespérées mais si belles à regarder. Moins dure qu’un Larry Clarke ou qu’un Gus Van Sant, mais sans doute plus juste, au plus près de la douceur d’une fille de 16 ans qui cache ses tourments métaphysiques sous une eau de toilette délicate et la fraîcheur… d’une fleur de pommier.