Président de TBWA France et de l’AACC, Nicolas Bordas vient de publier L’idée qui tue*. Il y dresse un passionnant plaidoyer sur l’idée, cette notion protéiforme qu’il dissèque pour en révéler toute la puissance. Conditions d’émergence des idées, capacité des idées à changer la société, rémunération des idées : pour Délits d’Opinion, Nicolas Bordas ouvre sa boîte à idées.
Délits d’Opinion : Dans votre ouvrage, vous montrez comment la résistance aux changements constitue un frein à l’émergence de nouvelles idées. Comment la communication, elle-même bien suspecte aux yeux des Français (CF : TNS sofres pour Australie), peut-elle participer à lever ces freins ?
Nicolas Bordas : La suspicion est souvent liée à la méconnaissance. Les Français sont entrés de plein pied dans une société de communication à laquelle ils ne sont pas véritablement formés, ni préparés. Le premier travail à faire est de mon point de vue un travail d’information et de pédagogie sur le fonctionnement d’une société hyper-communicante (dirigée par un Président hyper communicant ). Chacun doit apprendre à mieux maitriser les moyens de diffuser ses idées en s’appuyant en particulier sur le formidable levier que constitue Internet. Je suis convaincu qu’on devrait enseigner la communication dès l’école primaire pour permettre à nos enfants de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent et les armer sur le fonctionnement d’internet et des réseaux sociaux. Mon livre est une modeste contribution dans ce sens, pour permettre à chacun d’aller au bout de ses idées, sans se laisser mener par le bout des idées des autres…
L’étude TNS Sofres pose également également une autre question : celle de la publiphobie, qui serait en croissance. Je pense que la question posée est inadéquate : déclarer qu’on est publiphile ou publiphobe, c’est comme déclarer qu’on est pour ou contre la télévision (ou internet), ça n’a pas de sens. On est tous pour la télé quand elle est bonne, et contre quand elle est mauvaise. Il en va de même de la publicité. Je suis convaincu que nous sommes tous publiphiles et publiphobes : publiphiles quand la pub est bonne, et publiphobes quand elle est mauvaise. Il m’arrive régulièrement de faire acte de publiphobie en éteignant ma radio ou en zappant la télé quand je trouve les pubs mauvaises. La publicité en France n’est pas assez bonne. Pour de multiples raisons. Une certaine aversion au risque des annonceurs, une posture de nos politiques qui voient un intérêt à réguler la publicité comme si elle était la réalité, des agences qui renoncent parfois à une certaine exigence du fait de la pression sur les honoraires… Mais le nouveau statut des marques, qui deviennent de véritables médias, diffusant des contenus 365 jours par an, devrait rehausser le niveau, car il faudra être plus créatif que jamais pour mériter l’intérêt des nouveaux consommateurs-citoyens.
Délits d’Opinion : Aujourd’hui, peut-on encore réformer sans communiquer ?
Nicolas Bordas : La communication a toujours été un moyen d’accompagner, sinon de précéder le changement, en proposant la vision nouvelle qui permet le mouvement. Personne ne change s’il ne voit pas une bonne raison de changer. Il est donc très difficile de réformer sans communiquer. Le vrai risque est de mon point de vue inverse. C’est celui de communiquer sans réformer, et même pire, de communiquer dans un sens en réformant dans un autre, la communication faisant là office de diversion. Le pouvoir de la communication est tel, qu’il permet parfois de masquer la réalité. Nous avons donc tous un devoir de vigilance pour en permanence vérifier l’adéquation entre le dire et le faire. Faire sans dire est souvent faiblement productif, mais dire sans faire peut s’avérer extrêmement contre-productif.
Délits d’Opinion : Vous l’écrivez, sentir les tendances, saisir les idées en vogue, constituent le leitmotiv des agences de communication. Mais, à force d’être dans la tendance, les marques ne finissent-elle pas noyées dans le flot, comme ce pourrait être le cas notamment du développement durable ?
Nicolas Bordas : J’essaie d’expliquer dans mon livre que la tendance n’est pas une fin en soi, mais un moyen, un accélérateur de mouvement, dans ce que l’on peut appeler la “noosphère” , le monde vivant des idées, cette grande marmite où bouillonnent les idées. Tout comme l’atmosphère est traversée de courants climatiques, la noosphère est traversée de courants “noologiques”, les tendances, qui modifient l’ordre établi, les positionnements de chacun, en profitant à certain et en nuisant à d’autres. Mais si une tendance, un courant, ouvre des opportunités nouvelles, il est vain, sinon dangereux de perdre son âme et ses racines pour l’embrasser. D’une part parce que le phénomène est en général éphémère, et surtout parce qu’il est rarement appropriable par un seul émetteur. La première question à se poser pour communiquer son idée n’est donc pas “De quelle tendance vais je profiter ?”, mais bien “qu’est ce qui manquerait au monde si mon idée n’existait pas ?”. Et s’interroger dans un deuxième temps sur les tendances favorables ou défavorables à cette raison d’exister, cette utilité fondamentale. Exploiter une tendance ne consiste pas à se confondre avec elle, au risque de s’y noyer. Le Développement durable (et plus largement la Responsabilité Sociétale et Environnementale) sont pour moi davantage qu’une tendance, et je parlerai plutôt d’une évolution fondamentale du contexte dans lequel on communique, accéléré par la crise récente. Les émetteurs, quels qu’ils soient, doivent intégrer (ou ont déjà du intégrer) trois grandes évolutions de fond : la mondialisation, la digitalisation, mais aussi depuis quelques années, ce que j’appelle la “corporatisation” : on ne peut plus vendre une voiture sans répondre à des questions environnementales, on ne peut plus vendre un produit alimentaire sans répondre à des questions de nutrition ou de sécurité alimentaire. Certains éléments de vocabulaire (“green”, “développement durable”…) peuvent s’user à force d’être utilisés, mais sur le fond, la prise en compte de ces enjeux est plus que jamais incontournable.
Délits d’Opinion : Pour émerger, une idée doit s’appuyer sur des porte-paroles charismatiques. Appliquée au monde politique, cette règle risque t-elle de consacrer l’image et l’apparence au détriment du contenu ?
Nicolas Bordas : Souhaitons que l’action d’Obama démontre que les espoirs mis en lui n’auront pas été vains. Une idée a, bien entendu, tout intérêt à s’appuyer sur des porte-paroles charismatiques, mais ce n’est pas une nécessité absolue. Je donne dans mon livre un certain nombre d’exemples qui montrent que la force subversive intrinsèque d’une idée lui permet de se propager sans porte-parole charismatique ou fondateur christique. Qui connaît le nom du fondateur de Greenpeace par exemple, ou, dans un registre plus futile, le nom du créateur du post-it ? Mais il ne fait pas de doute qu’en matière politique, le porte-parole joue un rôle décisif : d’une part parce que la politique est d’abord une parole (avant d’être des actes), mais aussi parce que l’on élit un homme (son maire, son député ou son président) avant d’élire un parti ou un programme. A titre d’exemple, je suis convaincu que l’idée européenne souffre de ne pas être plus incarnée par une ou des personnalités charismatiques. Le risque de dérive vient de mon point de vue du mode de fonctionnement de la caisse de résonnance médiatique, en premier la télévision, mais aussi aujourd’hui Internet (en passant par Twitter), qui privilégient l’immédiateté et le temps d’expression court (la petite phrase) au temps d’expression long (le discours). Cela donne une prime à la première impression : le look, l’aisance, la formule apprise par cœur, au détriment des qualités de fond de la femme ou de l’homme politique : ses idées, sa capacité de les mettre en place, ses résultats. Et la tentation est grande pour un habile gouvernant de privilégier la dimension “casting” lorsqu’il forme son gouvernement … Heureusement, il y a quelques beaux contre-exemples, comme Angela Merkel, qui montrent qu’une incarnation moins “people-isée” de la politique peut être efficace.
Délits d’Opinion : « Il en va des idées comme de l’amour : pour durer, elles ont besoin de preuves renouvelées» , écrivez -vous. L’absence de preuves tangibles et de différenciation entre partis ne constituent-elles pas la plus grande faille des hommes politiques actuels ?
Nicolas Bordas : Je ne mettrai pas exactement sur le même plan la question des preuves tangibles et celle de la différenciation. Pour communiquer efficacement son idée, il faut d’abord définir son positionnement, c’est à dire son idée différentiante, et produire ensuite des preuves (matérielles et immatérielles) qui lui donnent tout son crédit. Dans le chapitre consacré aux idéologies, je constate que les idéologies religieuses et les idéologies “culturelles”, ont pris le pas sur l’idéologie politique. En tant que citoyen, on peut le regretter. Cela tient à la fois à une conviction trop largement partagée chez nos concitoyens que la politique est relativement inefficace, et au fait que les partis politiques ne proposent souvent plus une vision du monde différentiante qui pourrait susciter l’envie de s’engager et de se mobiliser. A l’exception notable de l’écologie politique qui propose une véritable vision alternative du monde, ce qui explique son succès.
Délits d’Opinion : Les marques, écrivez vous, aspirent à devenir de véritables idéologies; En d’autres termes à offrir davantage qu’un produit ou service. Or, différentes études montrent certes une attente de la part des consommateurs pour que les entreprises s’impliquent davantage sur des enjeux de société, mais aussi une grande méfiance envers un acteur qui n’est pas jugé sincère. Comment faire comprendre que business et responsabilité ne sont pas inconciliables ?
Nicolas Bordas : Nous ne sommes qu’au début de cette nouvelle époque où une entreprise doit non seulement prouver sa performance sur son offre mais sur les conditions de production de celle-ci. Et nous ne sommes qu’au début de la prise de conscience des consommateurs-citoyens du pouvoir de “voter” au travers de leurs achats. Après l’époque de la marque produit (années 70), et l’époque de la marque relationnelle, voici venir le temps de la marque projet : une marque qui doit fédérer tous ses publics autour de son idée motrice (et son idéologie). Fédérer non seulement ses clients, mais aussi ses employés et ses actionnaires, dans une vision très inclusive. Aujourd’hui déjà, les consommateurs font partie intégrante des entreprises sur beaucoup de marchés : ils en sont les relais, les source d’inspiration, les partenaires durables. Aujourd’hui déjà, lorsque les entreprises recrutent, les futurs employés lui demandent à quoi elles servent vraiment, en quoi elles améliorent la vie au delà de faire du profit. Demain, les consommateurs-citoyens-actionnaires exigeront pour leur placement retraite que les entreprises démontrent leur valeur sociétale ajoutée et témoignent de leur éthique !
Délits d’Opinion : Au final, et je m’adresse aussi au Président de l’AACC, est-ce finalement si rentable d’avoir des idées ?
Nicolas Bordas : Demandez-donc à Steve Jobs ! Le monde n’a jamais autant eu besoin d’idées. Et le monde n’a jamais eu autant de moyen de les diffuser. Et pourtant les archaismes perdurent et la pensée unique est souvent dominante. Il y a une révolution culturelle à faire. Il faut re-célébrer les idées neuves, insuffler l’esprit de contradiction, relancer le débat d’opinion source d’inspiration. Il faut une matière bouillonnante pour produire de la pensée nouvelle (“food for thought” disent les anglo-saxons). C’est l’esprit de mon blog (www.nicolasbordas.fr) qui se veut un “incubateur d’idées qui tuent”, en célébrant les idées anticonformistes d’aujourd’hui qui pourraient devenir dominantes demain. Les agences conseil en communication (que j’appelle également conseil avec imagination pour les distinguer des conseil en stratégie et organisation qui sont souvent des conseil en “downsizing”), ont un rôle particulier à jouer au service des entreprises. A condition d’être rémunérées pour leurs idées. Il faut plus que jamais rémunérer le talent (l’usage de l’idée), et non la sueur (le temps passé à la trouver)**. Il ne faut pas que les entreprises se trompent sur le lieu de l’efficacité de leur investissement en communication. L’optimisation du système de connexion média permet de gagner marginalement, comparé au pouvoir d’une idée et d’un message performant qui multiplient par 10, 100, 1 000 et parfois beaucoup plus l’investissement. Le pouvoir démultiplicateur d’une bonne “idée qui tue” est quasi infini !
* L’idée qui tue, Nicolas Bordas, Eyrolles, 2009
** c’est le titre d’un post de mon blog ( http://www.nicolasbordas.fr/et-si-on-remunerait-le-talent-plutot-que-la-sueur) illustré par un petit film montrant Walt Disney vendant l’idée de Mickey au temps passé …