Le Gourami est un poisson émancipé. Quand il s'ennuie dans la rivière qu'il habite, il en sort et vient voir un peu ce qui se passe sur la terre ferme. Il ne s'élance pas hors de l'eau d'une manière irréfléchie par une suite de bonds pleins de pétulance ; non. Il quitte son élément liquide volontairement, paisiblement, en prenant son temps, remontant la berge à pas mesurés, comme un baigneur qui, après avoir fait une pleine eau, va se rhabiller dans le taillis.
Une fois sur le rivage, il n'y reste pas essoufflé, affaissé sur le flanc comme un poisson sur la paille ; il se promène de l'air le plus naturel du monde, utilisant en guise de pattes ses nageoires et les opercules de ses ouïes, s'arrêtant pour brouter les plantes dont il est friand. Quand on est original il ne faut pas l'être à demi.
Cependant le Gourami ne se fait aucune illusion, et, dans les délices de sa vie terrestre, il n'oublie pas qu'il est poisson, et très poisson, qu'il lui fuaut de l'eau à un moment donné, et quand ce moment est venu, il reprend philosophiquement le chemin de son domicile obligé. Pourtant ce n'est pas toujours dans la même rivière qu'il retourne. S'il a envie de voir du pays, s'il se touve non loin d'un étang, un ruisseau, un cours d'eau quelconque, clair ou fangeux, il s'y achemine, va s'y rafraîchir à son aise, prêt à recommencer ses pérégrinations. De lac en ruisseau, de rivière en étang, de plaine en plaine, il émigre souvent ainsi à de grandes distances.
C'est très bien direz-vous, cette histoire est ingénieuse et amusante ; mais comment croirons-nous qu'un poisson puisse vivre hors de l'eau, et venir ainsi prendre l'air dans ses petites promenades champêtres ? Est-ce donc un amphibie ? A peu près. En tout cas c'est un poisson à respiration aérienne, que les naturalistes classent parmi les Acanthoptérygiens dans la famille des Pharyngiens labyrinthiformes, c'est-à-dire parmi les poissons à nageoires épineuses et à pharynx en forme de labyrinthe.
Un appareil spécial, composé d'une série de cavités approvisionnées d'eau, est placé entre les ouïes et le pharynx. Ces petits réservoirs naturels versent constamment de l'eau, goutte à goutte, sur les branchies et les entretiennent dans un état d'humidité salutaire qui donne aux pharyngiens labyrinthiformes la faculté de séjourner dans l'air atmosphérique tant que leur provision d'eau n'est pas épuisée. On prétend que, pour certains d'entre eux, cela peut durer plusieurs jours. Il ne faut pas confondre le Gourami avec l'Anabas, qui appartiennent à la même famille, habite les mêmes climats, se plaît dans les mêmes eaux troubles et chaudes, et jouit, dit-on, de prérogatives bien autrement singulières, puisque, non content de sortir de l'eau, il grimpe aux arbres ?
Le Gourami ne se sent probablement pas assez leste pour se livrer à de pareils ébats ; car il dépasse souvent un mètre de longueur et peut peser de 10 à 20 kilogrammes ; sa corpulence le retient à terre.
C'est un beau poisson dont le corps décrit entre les nageoires dorsales et ventrales un ovale peu allongé ; mais il est déprimé sur les flancs, ce qui le fait paraître plat quand on le regarde de face. Le dos est brun doré, le ventre blanc argenté. A la chute de l'arête dorsale se trouve une dépression brusque qui en fait un poisson bossu. Est-ce à cause de cela qu'il passe pour avoir plus d'esprit que les autres ? On a signalé comme autre signe de supériorité, et peut-être aussi peu sérieusement, que l'angle facial est beaucoup plus ouvert chez le Gourami que chez la plupart des poissons, et chacuns ait que c'est un indice anthropologique des plus significatifs.
Le mâle, aidé de la femelle, construit avec les feuilles rubanées des plantes aquatiques un nid sphérique dont il maçonne les interstices avec de la boue. Ces poissons n'ont d'autres outils que la pince formée par leurs lèbres protactiles et deux longs filaments articulés placés sous la gorge. A l'aide de ces instruments imparfaits, ils coupent les feuilles, les transportent, les entrelacent, les cimentent avec de la vase et, en moins d'une semaine, construisent pour leur famille future l'habitation qu'il amarrent au fond de l'eau aux tiges des roseaux. La femelle dépose dans ce nid un millier d'oeufs que les parents surveillent avec amour.
Les alevins, une fois éclos, restent au nid, comme les petits oiseaux, jusqu'à ce qu'ils soient en âge d'essayer leurs forces. Pendant ce temps ils trouvent une nourriture suffisante dans la vase qui a servi à confectionner le nid. Quand il sont assez vigoureux pour se risquer au dehors, le père leur fait parcourir sous sa protection les environs de la maison paternelle, et ne les abandonne que quand ils sont en état de se suffire à eux-mêmes.
Les Gouramis sont tellement voraces que les habitants de l'île Maurice les ont surnommés porcs de rivière ; ils mangent indifféremment tout ce qui leur tombe sous la dent : insectes, vers de terre, petits poissons, mollusques fluviatiles ; cependant, quand ils peuvent choisir, ils donnent toujours la préférence aux végétaux.
Le Gourami, encore appelé scientifiquement Osphromenus olfax (narines en croissant), est originaire de Cochinchine, d'où il s'est répandu dans l'archiple asiatique. Transporté à l'île Bourbon (la Réunion) en 1795, il y a réussi au delà de toute espérance, ce qui n'empêche pas qu'on le paye jusqu'à 15 et 20 francs la pièce sur le marché de Saint-Denis, le chef-lieu de l'île, où sa chair dense et savoureuse est justement estimée. Il n'a pas prospéré aux Antilles, ni à la Guyane.
Les tentatives faites pour l'acclimater en France ont été également infructueuses. Ce n'est pas que le Gourami soit difficile sur la qualité de l'eau ; pourvu qu'elle ne soit pas agitée, il s'accommode presque aussi bien de l'eau claire que de l'eau fangeuse ; mais il est frileux et se plaît dans les régions chaudes. A défaut de la France nous pourrions lui offrir l'Algérie ; mais là ; c'est l'eau qui manque le plus souvent.
Mme GUSTAVE DUMOULIN - 1880