Il n’y a pas qu’au Brésil que l’on peut rencontrer des paysans sans terre, en pays de Vaud aussi. Certes, il ne s’agit pas d’appropriation de la terre par de riches propriétaires, quoique, ni de création de latifundia orientées vers la production extensive, mais plutôt d’héritage, de partage de terre, de la convoitise de promoteurs immobiliers, d’hypothèques, de poursuites et de banque.
Perdre la terre qu’ils cultivent dans le respect des produits et des consommateurs, c’est ce qui pourrait bien arriver à la famille Chauvet. Voici l’histoire du domaine de la Condémine, à Colombier-sur-Morges, propriété de l’un des cultivateurs de l’association d’agriculture contractuelle de proximité Les Jardins du Flon.
En 1970, Gilbert et son frère héritent du domaine familial et unissent leur sort dans le cadre d’une société simple. Dans les bonnes années, ils empruntent à la BCV pour étendre leur domaine. En 1980, Gilbert s’inquiète de la comptabilité du domaine et demande à son frère d’y avoir accès. Il essuie un refus tant de la part de son frère que de celle du comptable de la Chambre vaudoise d’agriculture. Et pour cause, la comptabilité était falsifiée et il y manquait moult pièces comptables. Elle ne sera jamais reconstituée.
En 1991, diverses procédures sont engagées. Certaines durent encore et le conflit aussi. La crise de la vache folle viendra porter le coup de grâce et les deux frères arrêteront d’amortir la dette hypothécaire de la BCV qui les mettra en poursuite. Gilbert Chauvet aurait bien voulu payer la part d’annuités de son frère à la BCV, mais les revenus de la moitié du domaine n’y suffisent évidemment pas. De son côté, son frère ne serait pas avare en pression de toutes sortes : il rôderait, la nuit, autour des maisons des gens qu’il cherche à intimider. Pour peser un peu plus dans la balance, le frangin indélicat avait même signé une promesse de vente dont Gilbert apprendra l’existence par la Commission de remaniement parcellaire. En 1996 pour sauver sa part, Gilbert demande le partage du domaine qui est refusé par la BCV et par la Commission foncière et, du coup, par le Tribunal.
Bien évidemment, le frère ne paie plus sa part de remboursement depuis longtemps. Devant cette situation, la BCV réclame le remboursement immédiat de l’hypothèque sous peine de vente, mais, il y a trois ans, Gilbert et sa famille trouvent un arrangement avec la banque et remboursent 260′000 francs pour arrêter la mise en faillite et la vente de leur outil de travail.
Pendant ce temps-là, le procès suit son cours. Les expertises, les frais d’avocats et de procédure mettent petit à petit Gilbert Chauvet et sa famille sur la paille ; ils ne versent plus rien à la BCV qui les met en poursuite.
Cependant, la famille Chauvet s’accroche, travaille, diversifie sa production, invente une nouvelle variété de pommes nommée dogilda, se lance dans l’agriculture contractuelle, et trouve même un moyen de financement pour racheter l’hypothèque via Dominique, la fille de Gilbert, titulaire d’un brevet en arboriculture fruitière. Et, dans le même temps, la famille Chauvet obtient gain de cause au Tribunal : le domaine est attribué à Gilbert. Evidemment, son frère fait recours.
Malheureusement, ce jugement ne semble pas être en mesure de bloquer la vente ordonnée par l’Office des poursuites : il ne peut y surseoir sans l’accord de la BCV qui, elle, n’accepte pas de libérer la cédule hypothécaire sans l’accord des deux frères. Un accord que Gilbert n’est pas près d’obtenir sachant que son frère a fait recours contre la décision d’attribution du domaine.
Le domaine de la Condémine est donc menacé : sa mise en faillite est prévue pour le 24 février 2010.
Pourquoi la BCV est-elle tout à coup si pressée de liquider une affaire qui pourrait attendre la fin du procès et des recours en cours ?
Qu’est-ce qui pourra bien arrêter cette machine infernale, qui broie celle et ceux qui veulent vivre de la terre et de leur aptitude à la cultiver ?
Qui pressera sur le bouton d’arrêt d’urgence de ce mécanisme enclenché par un frère cupide qui a trahi la confiance de sa famille avec la complaisance plus ou moins involontaire des banques, des juges et des lois ?
Qui s’intéressera au sort de cette famille d’agriculteurs ? L’Etat, la BCV, l’Office des poursuites, les syndicats de paysans, un politicien influent, membre du Conseil d’administration de la BCV, ou un autre ?
Un mécène surgira-t-il en dernière minute ou faudra-t-il envisager d’occuper le siège central de la BCV pour lui apprendre la patience ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais je sais que cela urge : le 24 février 2010, c’est demain.
Cette histoire, aussi compliquée que grave pour l’agriculture et pour nos assiettes, l’est surtout pour les Chauvet. Par ailleurs, elle pose aussi la question de la propriété du sol. À l’heure où les collectivités publiques louent – par le biais de droits de superficie – leurs terrains, en fait les nôtres, pour la construction de parkings, de stades de football, de supermarchés ou de parcs d’attractions, comment se fait-il que celles et ceux qui veulent simplement vivre de la terre en soient réduits à se battre contre les banques, la justice, les promoteurs et, de manière générale, l’appât du gain ?
Un début d’explication réside peut-être dans la remise en question du sacro-saint droit à la propriété foncière.