L’impression qu’il se dégage de l’endroit, après coup, c’est d’avoir assisté à un spectacle forain ; et si on exagère un peu, on irait même jusqu’à parler de « zoo inversé ». Et, c’est en cela, qu’on est proche d’un théâtre moderne ou du cinéma. C’est que le « sujet » (qui est censé être le spectateur, et se déplacer dans le parc) devient « objet » une fois qu’il pénètre le lieu. Il devient « gibier », et les filles que le mâle bipède croit généralement entreprendre, deviennent les vraies chasseuses ; ou, si l’on préfère : ce sont elles qui vont pêcher leur client. Et surtout, il plane le grand interdit de la copulation ; comme avec les animaux.
Et puis, il y a aussi l’ambiance. Pour les mélomanes exigeants, un peu rigides, évidemment, il faudra faire abstraction de la musique des années 90 – qui personnellement ne m’a pas du tout gêné –, c’est-à-dire des tubes anglo-saxons du Top 50 : Cure, Seal, George Michael, Madonna. L’air de rien, certains titres, comme l’inusable Sexcrime d’Eurythmics, passent très bien.
Pour jouir de l’endroit, le client doit accepter la contrainte minimale : l’interdiction formelle de toucher, sous peine d’expulsion. Seule la danseuse peut prendre l’initiative du contact. Mais, une fois la contrainte bien assimilée, elle devient un effet (de « jouissance ») supplémentaire : elles s’effeuillent progressivement, et on peut prendre un plaisir masochiste à résister. Sachant que tout cela n’a d’intérêt que quand on le fait, c’est-à-dire seulement si on est sur place, ou qu’on bénéficie d’une danse personnelle. Un peu l’équivalent de la différence entre le match de foot à la télé, et une bonne place au stade ; un film téléchargé sur son PC et un film en salles. Le phénomène « zoo inversé » : c’est le spectateur qui finit par se retrouver dans une cage. Une cage mentale : il sait que s’il se « déchaîne », il se fait jeter dehors. Et du coup, les spectateurs, en l’occurrence, les spectatrices, ce sont les danseuses ! Les femelles se pavanent, en regardant leurs proies, « victimes » et « impuissantes ».
Par exemple, il y en avait une, que je vais d’abord essayer de décrire physiquement : grande brune (1m 70), avec talons hauts, robe rouge transparente, dessous noirs, très mince, effilée, mais forte poitrine, quelque chose comme 85-C, mais on pourrait facilement dire D, en tout cas un « bon C » ! A une table à côté, à cinq mètres de moi, elle se prélassait sur un type, disons la bonne quarantaine, et qui portait des lunettes. Elle défaisait petit à petit sa robe rouge transparente et très serrée, bon jusque-là rien à dire ! euh, sous-vêtements noirs… puis, à un moment, elle commence à se peloter les miches… Et lui ? Je disais donc qu’il avait des lunettes. Et alors, alors qu’elle se malaxait goulûment les nichons, elle a commencé à lui coller le mamelon gauche… contre le verre droit de ses lunettes !!! Y avait de quoi devenir fou ! Oui-oui : « on est fou ! on est fou ! affreux-loup ! » C’est là qu’on a envie de dire au gars, qu’il aurait mieux fait de porter… des lentilles !!!
Et plutôt que de s’arrêter sur des considérations manichéennes, somme toute mièvres (est-ce que c’est bien ou mal de faire commerce de son corps ? gagner de l’argent en montrant son derrière ?), on préfère rappeler que ces filles (et j’imagine la plupart) essaient de s’en sortir comme elles peuvent : parfois parce qu’elles se sont exilées pour toujours, d’autres, pour ne pas avoir à se retrouver à faire un boulot à la con. A cet égard, il y a deux aspects majeurs : le dévoilement des parties les plus intimes de son corps à un public d’inconnus (intoxiqués et frustrés), là où l’idéologie dominante impose ses critères de beauté, en nous matraquant constamment des comportements normatifs sexuels ; et la très forte concurrence. Celle de l’extérieur étant peut-être beaucoup plus redoutable que celle entre collègues.
Il y a surtout le détournement de la finalité biologique à des fins commerciales : les danseuses pour leur survie, et les clients, pour consommer scopiquement de la chair fraîche. Les poses et les gestuelles répétitives sont mécanisées. Elles deviennent des sex-machines, qui doivent faire semblant de rester naturelles. Parfois, on dirait qu’elles s’ennuient sur scène, ou avec les clients. La plupart apprend à feindre la bonne humeur, et d’autres poussent le style jusqu’à rejouer de façon crédible la sensualité : c’est le côté artistique de la chose.
Et comme il n’y a plus d’érotisme, il reste l’excitation : c’est toujours « bandant ». D’où vient que l’on est excité ? De cette offre de premier choix, qui lui ne l’a pas (le choix) ? De la contrainte de ne pas toucher ? De l’impossibilité de copuler ? De la réduction à l’état passif ? De la déculpabilisation ? De l’exclusivité d’une danse ? Sans doute de tout cela à la fois. Toute notre animalité de spectateur est anesthésiée, par le contrôle (des vigiles, de l’argent qu’on débourse), devant la sur-animalité de ces danseuses qui se trémoussent les unes après les autres. Un client totalement dévirilisé, réduit à un phallus sous le pantalon. Et une sur-femelle qui n’en fait qu’une bouchée. Pourtant derrière ce jeu, on devine la souffrance de ces filles, qui jouent à s’offrir, mais, aussi dont on se dit que dans ce jeu, elles souffrent à s’offrir. Et, ces messieurs qui jouent à souffrir (en retenant le loup qui est en eux) et qui se contentent de présenter leurs bourses.
Ainsi, on a une sexualité détournée de ses principes d’origine : sans bestialité, sans pénétration, sans tendresse ; fonctionnelle, avec un jeu de domination « socialisé », ritualisé (par l’argent), comme commerce ludique, comme plaisir sans affects, d’une rencontre sans séduction ; où le masochisme est de mise, avec le contrôle omniprésent (du service de sécurité ; ou de soi) de ses pulsions. Le sexe est « sous contrôle », « protégé », comme avec un préservatif. Castré. C’est donc l’impossibilité du couple, de faire couple. Il reste juste, d’un côté, la jouissance du voyeurisme en direct « live », avec offre abondante : on peut toutes les « mater », et par conséquent imaginer les mille combinaisons (à deux, à trois, etc.) possibles avec ces créatures ; et, de l’autre, celle de l’exhibition, sans le risque du débordement : la danseuse est assurée de pouvoir se frotter sans risquer de se faire culbuter. Certes, le sexe comme « attraction », c’est vieux comme le monde. Mais ici, il y a le côté « Disney encadré » ; avec les mêmes gages de sécurité que n’importe quel tour de manège...
par Albin Didon