N’être pas, voilà un titre qui annonce la couleur ! Où l’on retrouve après
l’étonnant Portrait d’une dame, un
Alain Frontier toujours aussi en forme quand il s’agit d’appuyer là où ça va de
soi (et où en réalité, ça fait mal !). Alain Frontier mais aussi
Marie-Hélène Dhenin, dans une configuration un peu différente de celle du Portrait, mais où la présence de l’autre
(regard et écoute) joue un rôle très important.
Dans ce livre très bien mis en œuvre par les Éditions de la maison chauffante,
alternent en effet les textes d’Alain Frontier et une série de « 28
portraits du poète sur son tabouret ».
Mais de tout ce dispositif, n’attendre aucune stabilité, ni aucune assise, il
va falloir s’asseoir sur ses certitudes.
Qu’on en juge : voici une série de textes où l’on entre imprudemment sans
précaution et où l’on s’englue immédiatement, pris dans des engrenages emboîtés
(avec une progression très travaillée), qui ne sont pas sans rappeler Kafka :
tout est impeccable et tout déraille. La faute, comme souvent dans les
déraillements, aux aiguillages. Et là subitement on se souvient qu’Alain
Frontier est grammairien. Qu’il la connaît intimement, la grammaire (au sens
biblique ?), qu’il va donc en user à l’insu du lecteur pour l’embarquer en
plein vertige (et lui faire des enfants dans le dos ?).
On entre pépère dans ces vingt-huit textes en prose qui constituent le livre et
tout à coup, on est complètement perdu, dans l’espace et dans le temps. La
logique se défait sous les pas, comme si on tentait de gravir une dune de
sable. On se dit qu’en avançant, ça va s’arranger. Que nenni, ça empire bien au
contraire, mécanisme bien connu de l’enlisement. Plus on bouge, pire c’est.
Plus on veut faire le malin et s’en sortir par ses propres moyens, plus on s’enfonce.
Logique de ruban de Moebius, on croit qu’on en est sorti et ça recommence. Les
trajectoires ordinaires d’un récit, début, développement, fin, sont perturbées
par des effets de retour, de rétroaction, des marches en crabe (on songe à
certaines constructions de fugue de Bach). Habités que nous sommes par d’impeccables
trajectoires (la phrase, le discours et sa rhétorique), nous voilà bloqués dans
une impasse (titre d’un des textes).
C’est toute la question de l’identité qui saute alors à la figure. Quid de cette
prétendue identité, confrontée à un effet du miroir en abyme où l’on se court
après en se perdant – le seul point où ça prend semblant être le tabouret des
photos, absent du texte mais présent, identiquement, dans chaque image, sorte de
nique à trois pieds que se fait à lui-même l’auteur à deux pattes (sa verticalité repose sur un équilibre
instable des parties)
Il se pourrait que le texte intitulé, non sans violence, « viol » et
qui a trait au regard de la mère, soit central et fondateur, de l’homme et de
ce livre. On en écrirait presque « l’œil
était dans le livre et regardait l’auteur » ! Il s’agit de se dérober
à tout prix, pour ne pas crever, fuir ce regard inquisiteur pour cacher ses « mauvaises
pensées » ; aussi loin que possible des yeux de la mère « globuleux
catholiques comme ceux d’une mouche ».
Et les pensées, bonnes ou mauvaises, ne cessent dans ce livre de se dérober,
refusent de se fixer, se déconstruisent dans le geste même qui les instaurent,
les fondent. C’est « la figure toute suite reprise par les choses ».
Que sommes-nous devant le monde, la réalité ? Métaphore de notre existence :
à peine apparue, elle s’efface et le tissu des choses qu’elle a troué un instant,
se reforme, se referme sur elle, engloutie. La
singularité est condamnée, invisible, inaudible, inapparente. L’auteur « n’a
pas de prise » et tout le défi et la réussite du livre est d’en donner au
lecteur la sensation, palpable, quasi physique, dérangeante, parfois jusqu’au
vertige. Qui suis-je ? Question que l’enfant se pose et qui le déstabilise
complètement. L’auteur se dit « transparent dans le noir ». Posture
de l’effacement, de la non-inscription sur le tissu du temps et dans le regard
violeur de l’autre.
Il y a aussi ici exploration de certains processus mentaux,obsessionnels :
violences intérieures tues, petits meurtres cachés et répétés dont la claire
raison ne pipera mot, cela va de soi. Mais ici, ce qui va de soi suit une autre
logique, usant toutefois de mécanismes très précis. Les clés sont à peine
cachées (« la négation est une machine intelligente »). « Je
est un pléonasme, puisqu’il désigne toujours l’auteur de la phrase dans
laquelle il est inclus »
Où l’on comprend aussi (en ce sens ce travail est poème, car élargissant le
champ tout en réfléchissant les
questions de la figure, de la figuration, de la grammaire, de la négation) que
le raisonnement est pure construction, qui répond à des lois qui peuvent être
considérées comme arbitraires et qu’il serait légitime de transgresser. Que ces
lois ont en effet fort à faire et à voir avec la grammaire, carcan et machine
performante de formatage mental, dont le discours intérieur, le rêve, le
lapsus, le poème se moquent. Que ces constructions sont bien fragiles. Que l’identité
a partie liée avec elles et que toucher à ces édifices bâtis jour après jour
tout au long d’une vie, c’est mettre en doute l’identité (un peu comme lorsqu’on
tente de défaire l’image construite par le cerveau à partir de la perception
visuelle et qu’on se met alors à douter, jusqu’à la folie parfois, du réel.)
Lire Frontier peut faire douter, jusqu’au trouble le plus intime, et de son
identité, et du réel. En tous cas ébranle la moindre certitude et démontre la
fragilité extrême de nos constructions mentales.
Il faut aussi souligner qu’il y a dans ce livre quelque chose de poignant. La
solitude, l’écart, la singularité, l’exclusion du monde sont latents. Leur
évocation, pudique mais parfois violente (l’homme
torturé est un vociférateur aphasique), immédiatement recouverte, serre la
gorge plus d’une fois. Ce qui donne à ce livre, qu’on n’en finit pas d’explorer,
quelque chose de très humain. Il touche, touche juste et dérange.
Les photos de Marie-Hélène Dhenin viennent ici redoubler l’effet produit par le
texte : elles assènent quelque chose qu’elles retirent dans le même temps
(il y a une histoire de chute, le tabouret à trois pieds n’a pas été dérobé de
sous le séant auguste de « l’auteur de ce texte » mais ils sont bien agaçants,
lui et son tabouret, plantés dans des paysages variés, dûment situés et datés (Manoir de la Sauceraie, Orne, 24 octobre
2002) ! Ces photos semblent jouer le rôle des éléments chimiques qui,
introduits dans un milieu donné, permettent d’amorcer une réaction. Ici c’est
pas de deux, de côté, dé-stabilisation, dé-centrement, dé-construction (un soupçon
de dé-rision, ne pas oublier, c’est franchement marrant par moments et un texte
est intitulé « Fonction du rire »), dé-pit du bon sens, dé-tours de
passe-passe. D’é-tonnant.
Contribution de Florence Trocmé
Extrait d’une lettre d’Alain Frontier
[le titre doit] « être interprété littéralement, c’est-à-dire grammaticalement. ″n’être pas″ est une
phrase (ou un bout de phrase) négative,
c’est-à-dire, comme toute phrase négative, une affirmation à laquelle s’ajoute un outil négateur : ce qu’elle
a pour fonction de gommer y reste encore lisible. Le mot pipe est inscrit dans Ceci n’est
pas une pipe – alors qu’il serait absent de Ceci est un tableau de Magritte… Voilà pourquoi « le cerveau
négatif parle deux fois », et pourquoi la négation est une « machine
intelligente », c’est-à-dire un outil pour comprendre, un moyen d’approcher
l’être dans le non-être (si vous me permettez de philo-jargonner). Mon projet, dans ce livre, était de tester
les performances de cette machine intelligente. » (texte inédit)
Alain Frontier
n’être pas (poèmes logiques)
accompagné de 28 portraits du poète sur son tabouret par Marie-Hélène Dhénin.
Les éditions de la maison chauffante, 2009
20 € - sur
le site de l’éditeur (quelques images du livre) - voir une autre note de lecture de ce livre chez Sitaudis