J'ai commencé à m'intéresser aux cartes quand j'ai compris qu'elles n'entretenaient que des rapports très lointains avec le réel. Séchés, découpés, compressés, coloriés, annotés, les lieux y sont comme des ailes de papillons dans un album : des trophées à manipuler avec précaution.
(...) Plutôt que de surcharger le dessin et d'en rompre les proportions avec des symboles compliqués, les cartographes laissent parfois certaines zones vierges. C'est particulièrement frappant sur les cartes des villes : l'espace y apparaît irrégulièrement perforé de trous bien nets, comme une boîte de chocolats vidée de ses meilleures pièces.
Qu'y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides ? Quels phénomènes ont été jugés trop vagues ou trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occulations suspectes ?
(...) Pendant un an, j'ai donc entrepris d'explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l'Institut géograohique national, qui couvre Paris et sa banlieue. Au cours de cette quête, j'espérais, comme les héros de mes livres d'enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde.
(...) A peine entamée, mon expédition s'éloignait du chemin tracé : en lieu et place des mystères espérés, je ne trouvais qu'une misère odieuse et anachronique, un bidonville caché aux portes de Paris. C'était le premier d'un long défilé.
(...) Au bout de deux mois, j'avais complètement abandonné l'idée de faire apparaître la moindre parcelle de merveilleux : les blancs des cartes masquaiebt, c'était clair, non pas l'étrange, mais le honteux, l'inacceptable, l'à peine croyable : des familles campant dans la boue en pleine ville et des hommes qui, comme à La Courneuve, sous l'A1, devaient aller arracher aux obstacles des parcours de santé avoisinant des rondins pour alimenter leur feu l'hiver. J'ai donc radicalement changé d'approche, décidant, à rebours de toutes les règles que je m'étais fixées, de m'intéresser au contexte, d'interroger des gens, de consulter des rapports et des spécialistes., bref, d'écrire une sorte de documentaire.
(...) Mais, lorsque j'ai voulu synthétiser toutes les informations rassemblées, les phrases ont refusé de s'agencer en argumentaire : mes textes n'expliquaient rien, ne racontaient aucune histoire, et laissaient même transparaître par endroits une fascination difficile à assumer pour ces existences portées jusqu'à l'extrême public, ces patientes appropriations d'un coin de rue, d'un trottoir, et ces vies dissolues dans le mouvement et le passage.
(...) Laissant en plan mon "documentaire engagé", j'ai recommencé, faute d'autres projets, à me promener. Hanté par les images de taudis et de bidonvilles, j'ai tenté d'aménager la ville : je garnissais de rideaux les gros hublots percés dans le mur qui isole, entre la porte de la Chapelle et la porte de Saint-Ouen, les immeubles des périphériques, puis plaçais sous un petit guéridon couvert d'une nappe et de quelques bibelots achetés aux puces toutes proches. La nuit, je posais de la moquette et du papier peint dans les passages souterrains et fermais les deux extrémités des ruelles avec des rideaux de perles ou de lanières...
Philippe Vasset, Un Livre Blanc, Fayard, 2007
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