Que les dispositions sur lesquelles reposaient la loi fussent techniquement obsolètes avant même son entrée en vigueur, que les vrais pirates eussent déjà trouvé les moyens d’échapper au système de surveillance, que seuls quelques lampistes fissent l’objet de sanctions, que tous ceux enfin qui, ne téléchargeant jamais, fussent injustement poursuivis parce que leur WIFI serait piraté, ne leur en posaient pas davantage.
Pourquoi, se demandera-t-on, ces sociétés avaient-elles adopté, à l’instar des Majors, une telle attitude ? Percevoir les droits tout à fait légitimes des auteurs et décourager le piratage pouvaient s’obtenir au moyen d’autres méthodes ; il fallait donc chercher ailleurs les raisons de leur choix. Pour tenter de comprendre celui-ci, il faut bien constater que la loi Hadopi ne paraît avoir reposé ni sur une logique commerciale, qui aurait posé le principe d’une offre légale réellement abordable, ni sur une logique technologique, qui aurait pris en compte l’état de l’art et appelait davantage à adopter la licence globale. Les promoteurs de cette loi ne semblent s’être finalement appuyés que sur une notion qui défie toute logique, hors celle de la répression, et qui s’apparente à une forme de « religion » dont la maximisation des profits serait le credo. Celle-ci présente d’ailleurs les mêmes caractéristiques que de nombreux cultes : une morale de facto à sens unique plutôt qu’une éthique commune, une croyance rejetant toute rationalité et ne tenant compte d’aucune réalité, des dogmes assénés arbitrairement et ne souffrant aucun débat.
Pour imposer ces dogmes, on n’hésita pas à avoir recours à de grossières ficelles qui relevaient moins du constat objectif que de la désinformation : de Christine Albanel aux présentatrices de l’émission « Envoyé spécial » du 19 novembre dernier (qui eurent, elles, il est vrai, la prudence d’employer le conditionnel…), on affirma sans preuve que les Français étaient « les champions du monde du téléchargement illégal ». Là encore, que ce triste record entachât l’image de la France et des Français aux yeux du monde n’avait aucune importance, la fin justifiant tous les moyens, y compris celui de fouler au pied l’honneur du pays. Or, plusieurs études, dont l’une de l’IPSOS qui fut publiée par « L’Expansion » en septembre 2009, contestent formellement cette assertion. Les Chinois seraient en effet les premiers à pratiquer le téléchargement illégal de musique (78%), suivis des Russes (68%), des Indiens (48%), des Espagnols (44%) et des Italiens (34%). La France, avec 15% seulement d’internautes pratiquant le téléchargement illégal, derrière les Etats-Unis (18%), ne devancerait que deux autres pays pris en compte par l’étude : la Grande Bretagne (12%) et l’Allemagne (11%). Même si les statistiques peuvent varier d’une étude à l’autre, les tendances demeurent constantes, réduisant à quia l’argument des promoteurs de la loi, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est (à dessein ?) controuvé. Il faut encore relever dans cette affaire un aspect tout aussi caractéristique des religions : la conviction suivant laquelle les adversaires du dogme relèveraient nécessairement du Mal. Or, telle fut la position des tenants de cette loi, qui tentèrent de diaboliser ses opposants en les faisant à tort passer pour des alliés objectifs des pirates, alors qu’ils en appelaient seulement à un débat permettant de dresser les contours de solutions alternatives adaptées à l’Internet d’aujourd’hui.
Pourtant, en dépit des moyens dont l’Hadopi est dotée et de son efficacité supposée dans la lutte contre le piratage, un nouvel événement s’est produit ces derniers jours : la SACEM et l’ADAMI sont intervenues pour obtenir que les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) leur versent une « prestation compensatoire » destinée à couvrir le « préjudice passé et futur » de leurs ayants-droits, dû au téléchargement illégal. Cette compensation a été fixée à 1 € par mois et par abonné. Sachant que le nombre des abonnements à Internet en France avoisine actuellement les 18 millions, la manne s’élèverait au minimum à 216 millions € par an ! Afin que ce coût ne soit pas supporté par les internautes, les sociétés de droits d’auteurs préconisent une baisse du taux de TVA sur les abonnements, le reliquat devant être financé par les FAI. En d’autres termes, ce serait à l’Etat, par le biais d’une mesure fiscale, et à des entreprises privées, de prendre en charge ces compensations. Le montant de celles-ci serait d’ailleurs, ont-elles avancé, « modulable en fonction des échanges illicites. » Un peu comme si l’on appliquait aux prix des couteaux de cuisine une contribution au fond de compensation des victimes, modulable en fonction du nombre annuel des meurtres dont ils auraient été l’instrument. Proposition abracadabrantesque s’il en est ! On se prend à rêver que ces organismes fassent preuve d’une imagination aussi fertile pour participer à l’élaboration d’une offre légale attractive.
Et l’on reste confondu devant ces préconisations qui relèvent autant de l’ubuesque que de la tartuferie. En effet, si l’on admet, ce qui ne relève pas du tour de passe-passe, que le taux de TVA puisse être baissé à 5,5%, cette charge pour l’Etat devrait nécessairement être couverte par l’impôt ; quant aux FAI, elles auraient tout intérêt, c’est évident, à s’entendre pour faire supporter à leurs abonnés le coût du reliquat, afin de ne pas réduire leurs marges. Nous nous trouverions donc devant une forme déguisée de licence globale, laquelle viendrait s’ajouter à la loi Hadopi et – ne l’oublions pas – à la redevance sur la copie privée instaurée depuis la loi du 31 juillet 1985 sur tous les supports vierges d’enregistrement (CD, DVD, etc.) vendus en France, qui est déjà reversée aux sociétés de droits d’auteurs. Bref, suivant l’expression populaire, le beurre et l’argent du beurre ne leur suffisent plus, il faudrait aussi y ajouter la crémière…
Quant au livre numérique, dont j’ai souligné à plusieurs reprises dans ces colonnes qu’il avait été le grand oublié de la loi Hadopi, il va faire l’objet d’un rapport qui a été récemment confié par le Gouvernement à Christine Albanel. Cette nomination en a surpris plus d’un, l’intéressée ayant géré le dossier Hadopi d’une manière (pour employer une expression diplomatique) peu convaincante. Faut-il y voir l’application de la doctrine Domenech « on ne change pas une équipe qui perd » ? Là encore, nous jugerons sur pièce.
Ce qui, en revanche, ne soulève aucun doute, c’est que la nouvelle demande des sociétés de droits d’auteurs met involontairement une évidence en lumière : la loi Hadopi, qu’elles appelaient tant de leurs vœux et qui devait, disaient-elles, régler la question du piratage, sera totalement inefficace.
Illustrations : Vautour noir, gravure - Jean Bart, gravure - Willem van de Velde, La Bataille de Texel.