La rapacité des sociétés de droits d’auteurs ne semble connaître aucune limite dès lors qu’il s’agit du filon fort profitable de la musique. Lors du vote par le Parlement de la première mouture de la loi Hadopi, ces sociétés assuraient que ce texte représentait LA solution pour faire barrage au piratage, à l’exclusion de toute autre, notamment de la licence globale. Lorsque le Conseil constitutionnel sanctionna avec sagesse cette loi, elles ne cachèrent pas leur profonde déception, pour mieux manifester leur soulagement quand la seconde version du texte fut finalement adoptée. Que des principes de droit aussi fondamentaux, dans une démocratie, que la présomption d’innocence fussent violés, que le reversement de la charge de la preuve fût instauré comme dans une dictature exotique, qu’un dispositif « mouchard » devînt pratiquement obligatoire sur chaque ordinateur, ne leur posaient aucun problème éthique.
Que les dispositions sur lesquelles reposaient la loi fussent techniquement obsolètes avant même son entrée en vigueur, que les vrais pirates eussent déjà trouvé les moyens d’échapper au système de surveillance, que seuls quelques lampistes fissent l’objet de sanctions, que tous ceux enfin qui, ne téléchargeant jamais, fussent injustement poursuivis parce que leur WIFI serait piraté, ne leur en posaient pas davantage.
Pourquoi, se demandera-t-on, ces sociétés avaient-elles adopté, à l’instar des Majors, une telle attitude ? Percevoir les droits tout à fait légitimes des auteurs et décourager le piratage pouvaient s’obtenir au moyen d’autres méthodes ; il fallait donc chercher ailleurs les raisons de leur choix. Pour tenter de comprendre celui-ci, il faut bien constater que la loi Hadopi ne paraît avoir reposé ni sur une logique commerciale, qui aurait posé le principe d’une offre légale réellement abordable, ni sur une logique technologique, qui aurait pris en compte l’état de l’art et appelait davantage à adopter la licence globale. Les promoteurs de cette loi ne semblent s’être finalement appuyés que sur une notion qui défie toute logique, hors celle de la répression, et qui s’apparente à une forme de « religion » dont la maximisation des profits serait le credo. Celle-ci présente d’ailleurs les mêmes caractéristiques que de nombreux cultes : une morale de facto à sens unique plutôt qu’une éthique commune, une croyance rejetant toute rationalité et ne tenant compte d’aucune réalité, des dogmes assénés arbitrairement et ne souffrant aucun débat.
Pour imposer ces dogmes, on n’hésita pas à avoir recours à de grossières ficelles qui relevaient moins du constat objectif que de la désinformation : de Christine Albanel aux présentatrices de l’émission « Envoyé spécial » du 19 novembre dernier (qui eurent, elles, il est vrai, la prudence d’employer le conditionnel…), on affirma sans preuve que les Français étaient « les champions du monde du téléchargement illégal ». Là encore, que ce triste record entachât l’image de la France et des Français aux yeux du monde n’avait aucune importance, la fin justifiant tous les moyens, y compris celui de fouler au pied l’honneur du pays. Or, plusieurs études, dont l’une de l’IPSOS qui fut publiée par « L’Expansion » en septembre 2009, contestent formellement cette assertion. Les Chinois seraient en effet les premiers à pratiquer le téléchargement illégal de musique (78%), suivis des Russes (68%), des Indiens (48%), des Espagnols (44%) et des Italiens (34%). La France, avec 15% seulement d’internautes pratiquant le téléchargement illégal, derrière les Etats-Unis (18%), ne devancerait que deux autres pays pris en compte par l’étude : la Grande Bretagne (12%) et l’Allemagne (11%). Même si les statistiques peuvent varier d’une étude à l’autre, les tendances demeurent constantes, réduisant à quia l’argument des promoteurs de la loi, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est (à dessein ?) controuvé. Il faut encore relever dans cette affaire un aspect tout aussi caractéristique des religions : la conviction suivant laquelle les adversaires du dogme relèveraient nécessairement du Mal. Or, telle fut la position des tenants de cette loi, qui tentèrent de diaboliser ses opposants en les faisant à tort passer pour des alliés objectifs des pirates, alors qu’ils en appelaient seulement à un débat permettant de dresser les contours de solutions alternatives adaptées à l’Internet d’aujourd’hui.
Nous en étions donc là. L’Hadopi est désormais en cours de mise en place, à grands renforts de moyens : si l’on en croit le site Eco 89, elle dispose désormais de locaux parisiens d’une superficie de 1107 m2 (pour 7 personnes équivalent plein temps, selon le projet de loi de finance 2010, soit 158 m2 par individu) dont le loyer annuel s’élève à 487.080 €. Sans doute aurait-on pu installer cette autorité en province à très moindre coût, dans le cadre de la politique de décentralisation, mais on ne construit guère un Temple hors d’une capitale ; en outre, le quartier de Montparnasse offre, pour les effectifs susnommés, un attrait probablement supérieur à celui de Guéret ou de Montauban, deux villes citées au hasard, mais qui ne manquent pas de charme, la première étant celle qui vit grandir Marcel Jouhandeau, la seconde étant la patrie d’Ingres. Il est vrai que Jouhandeau et Ingres n’ont guère à voir avec les paillettes et autres soupes staracadémiques. Détail savoureux, l’immeuble où s’installe l’Hadopi est situé rue Texel. Or, ce nom fait référence à une bataille navale qui eut lieu le 29 juin 1694, au cours de laquelle le corsaire (un pirate légal, en quelque sorte) Jean Bart défit la flotte hollandaise pour s’emparer d’une cargaison de… blé. La réalité dépasse la fiction. Le projet de loi de finance a proposé un budget de 5.311.000 € pour l’Hadopi, sous forme de subvention, soit, à titre de comparaison, un peu plus que la somme des crédits centraux et déconcentrés consacrés au livre (respectivement 2.857.761 et 3.000.000 €) ou approximativement le quart des subventions couvrant les dépenses de fonctionnement de la Comédie française – laquelle emploie 370 salariés, 57 comédiens et assure 800 représentations annuelles…
Pourtant, en dépit des moyens dont l’Hadopi est dotée et de son efficacité supposée dans la lutte contre le piratage, un nouvel événement s’est produit ces derniers jours : la SACEM et l’ADAMI sont intervenues pour obtenir que les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) leur versent une « prestation compensatoire » destinée à couvrir le « préjudice passé et futur » de leurs ayants-droits, dû au téléchargement illégal. Cette compensation a été fixée à 1 € par mois et par abonné. Sachant que le nombre des abonnements à Internet en France avoisine actuellement les 18 millions, la manne s’élèverait au minimum à 216 millions € par an ! Afin que ce coût ne soit pas supporté par les internautes, les sociétés de droits d’auteurs préconisent une baisse du taux de TVA sur les abonnements, le reliquat devant être financé par les FAI. En d’autres termes, ce serait à l’Etat, par le biais d’une mesure fiscale, et à des entreprises privées, de prendre en charge ces compensations. Le montant de celles-ci serait d’ailleurs, ont-elles avancé, « modulable en fonction des échanges illicites. » Un peu comme si l’on appliquait aux prix des couteaux de cuisine une contribution au fond de compensation des victimes, modulable en fonction du nombre annuel des meurtres dont ils auraient été l’instrument. Proposition abracadabrantesque s’il en est ! On se prend à rêver que ces organismes fassent preuve d’une imagination aussi fertile pour participer à l’élaboration d’une offre légale attractive.
Et l’on reste confondu devant ces préconisations qui relèvent autant de l’ubuesque que de la tartuferie. En effet, si l’on admet, ce qui ne relève pas du tour de passe-passe, que le taux de TVA puisse être baissé à 5,5%, cette charge pour l’Etat devrait nécessairement être couverte par l’impôt ; quant aux FAI, elles auraient tout intérêt, c’est évident, à s’entendre pour faire supporter à leurs abonnés le coût du reliquat, afin de ne pas réduire leurs marges. Nous nous trouverions donc devant une forme déguisée de licence globale, laquelle viendrait s’ajouter à la loi Hadopi et – ne l’oublions pas – à la redevance sur la copie privée instaurée depuis la loi du 31 juillet 1985 sur tous les supports vierges d’enregistrement (CD, DVD, etc.) vendus en France, qui est déjà reversée aux sociétés de droits d’auteurs. Bref, suivant l’expression populaire, le beurre et l’argent du beurre ne leur suffisent plus, il faudrait aussi y ajouter la crémière…
On nous promet un rapport (celui de la commission Zelnik) concernant l’amélioration de l’offre légale ; on nous annonce même pour le début de 2010 la publication d’un livre d’Emmanuel Torregano, Vive la crise du disque ! (Les Carnets de l’Info, 192 pages, 21 €) regroupant les entretiens de l’auteur avec les responsables des Majors qui y présenteraient leurs solutions. Nous verrons bien.
Quant au livre numérique, dont j’ai souligné à plusieurs reprises dans ces colonnes qu’il avait été le grand oublié de la loi Hadopi, il va faire l’objet d’un rapport qui a été récemment confié par le Gouvernement à Christine Albanel. Cette nomination en a surpris plus d’un, l’intéressée ayant géré le dossier Hadopi d’une manière (pour employer une expression diplomatique) peu convaincante. Faut-il y voir l’application de la doctrine Domenech « on ne change pas une équipe qui perd » ? Là encore, nous jugerons sur pièce.
Ce qui, en revanche, ne soulève aucun doute, c’est que la nouvelle demande des sociétés de droits d’auteurs met involontairement une évidence en lumière : la loi Hadopi, qu’elles appelaient tant de leurs vœux et qui devait, disaient-elles, régler la question du piratage, sera totalement inefficace.
Illustrations : Vautour noir, gravure - Jean Bart, gravure - Willem van de Velde, La Bataille de Texel.